Les mots et les images dans Les écrits ne font pas que se côtoyer : ils se compénètrent, s’imprègnent les uns des autres, s’impriment l’un sur l’autre, s’influencent, se contaminent, les premiers devenant l’ombre portée des seconds et inversement… C’est d’autant plus vrai dans le présent numéro, dont l’iconographie a été confiée à l’artiste-écrivain Alain Fleischer qui, en plus de nous offrir une quarantaine d’images témoignant d’une pratique de la photographie qui remonte à plus de quarante ans, nous a donné un texte d’une grande force, Le bain de Diane, où il met en relation pour une très rare fois ses deux passions, pour la littérature et les arts visuels. C’est un honneur de pouvoir bénéficier dans nos pages des talents multiformes de cet auteur, à qui l’on doit une œuvre romanesque et essayistique de premier plan, doublé d’un artiste de renommée internationale, qui n’a cessé de produire une œuvre non seulement photographique mais aussi vidéographique et cinématographique marquante, dont le Québec a été l’un des lieux de diffusion les plus importants, comme l’attestent sa dernière exposition à la Galerie de l’UQAM, qu’analyse François D. Prud’homme dans les pages qui suivent, et ses nombreuses participations au FIFA (le Festival International des Films sur l’Art de Montréal) depuis sa création. Deux écrivains majeurs, Jacques Henric et Antoine Volodine, accompagnent de leur texte les multiples réverbérations imaginaires de l’œuvre fleischerienne, qu’elles touchent à la passion scopique, comme dans La prison des images qu’on doit au premier, ou à celle du voyage, comme dans les Instantanés qui nous viennent du second. Christian Thorel complète cet ensemble par une riche réflexion sur les premiers films de fiction de l’auteur, où les images archétypales qu’on retrouve dans l’œuvre photographique se sont déjà mises en place, entre le désir d’animer l’inerte et celui de fixer le mouvement, de donner vie aux images en donnant corps au regard et de faire vivre la vue comme une chair secrète ou de faire voir la chair comme la vie intime du visible.

Alain Fleischer n’est pas un artiste qui écrit ni un écrivain qui filme ou photographie — comme Pierre Klossowski, auquel son Bain de Diane rend hommage, qui fut romancier puis dessinateur et peintre — mais un inventeur de dispositifs fictionnels et visuels qui met au jour l’ingénierie à la fois verbale et plastique propre à tout acte créateur, dont le résultat est tantôt romanesque tantôt photographique, quand il n’est pas théorique et critique ou vidéographique et cinématographique. Le meilleur mot pour décrire l’ensemble de son œuvre et les ponts qu’elle jette d’un genre ou d’un médium à l’autre serait sans doute celui d’installation, qui renvoie à l’idée d’agencement, d’équipement, d’aménagement, d’arrangement, comme l’illustrent l’exposition Raccords et l’événement Écran sensible organisés à la Galerie de l’UQAM en mars 2013 ainsi que la suite romanesque comprenant Immersion, Prolongations et Imitation, qu’il a fait paraître entre 2005 et 2010, véritable appareil verbal de captation et d’émission des ondes les plus subtiles de l’après-temps en quoi consiste la posthistoire dans laquelle nous vivons, comme l’expérience des écrans sensibles nous donne accès à un postespace où différentes temporalités se projettent sur un plan unique, dans lequel les lieux se réagencent selon un montage qui échappe à la seule réalité physique. Alain Fleischer? Un agenceur de réalités secondes, un assembleur de lieux et d’instants imaginaires plus vrais que réels, un installateur de mondes ou d’univers alternatifs où nous éprouvons, aux frontières de la vue et de la voix, l’étrange sensation d’être ailleurs, là même où notre mémoire et notre imagination — ce double dispositif pour voyager entre les temps et les lieux — ne cessent de nous emporter.

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L’un de ces dispositifs de transportation d’un espace ou d’une époque à l’autre s’appelle la traduction. Nous lui rendons hommage à la fin de ce numéro, où sont regroupés cinq textes illustrant ou commentant ce passage de voix à voix ou d’image en image en quoi consiste la «translation», comme on a envie de l’appeler, à l’instar de l’anglais, pour dire combien elle est «transformation ou déplacement d’une figure dont toutes les parties gardent une direction constante» sinon «action par laquelle on fait passer les choses d’un lieu dans un autre», tel que le verbe translater permet de les désigner en français. Les deux premiers, de David Bellos et de Lori Saint-Martin, proviennent d’allocutions prononcées au dernier colloque de l’Académie des lettres intitulé Traduire au Québec : vers un nouvel imaginaire?, organisé par Sherry Simon et Pierre Nepveu le 18 octobre 2013, tandis que les trois autres sont le fruit de collaborations entre poètes (d’une part, l’auteur arménien Henrik Edoyan et le poète québécois Gilles Cyr [aidé de Nounée Abrahamian] et, d’autre part, le poète catalan Antonio Dominguez Rey et l’auteur français Jean-Marc Undriener) ou encore du dialogue intérieure d’une jeune auteure bilingue, Maëlle Dupon, qui s’est autotraduite de l’occitan au français. Dispositif complexe, donc, où l’on voit que la conversion des langues et des cultures passe par tous les types de connivences et de complicités, au même titre que l’association des images et des textes et, bien sûr, des différentes contributions à un même numéro, comme celles qu’on trouve ici, de Martine Audet à Diane Régimbald, de Paul Chanel Malenfant à Louis-Philippe Hébert ou de Patrick Reumaux à Denis Grozdanovich, auteurs bien connus dont l’œuvre riche et diversifiée nous plongent dans des univers parallèles qui ne cessent de s’interconnecter. Comme c’est le cas, également, chez des auteurs plus discrets qu’on aime redécouvrir, comme Jean-Claude Brochu, Jean-François Bernier et Olivier Gamelin, ou de jeunes poètes comme Jonathan Charrette et Hélène Matte, dont l’œuvre est loin d’avoir tout révélé de ses innombrables potentialités. Cette dernière nous présente également le travail de Pierre Lavallée, poète méconnu décédé le 15 mars dernier, toujours vivant au moment où nous avons constitué l’ensemble des textes qu’on va lire ici : né en 1945, il n’aura laissé que quelques plaquettes réunissant des poèmes d’une grande concision et d’une belle densité, mais un souvenir impérissable à ses lecteurs et admirateurs de Québec, qui ont eu l’occasion de le fréquenter et de l’entendre réciter ses poèmes avec intensité dans les nombreuses soirées de lecture publique qui lui ont été consacrées. Nous sommes enfin très honorés de pouvoir donner à lire ici les Mots du tranchement écrits tout récemment par le grand poète français d’origine libanaise Salah Stétié, dans lesquels on peut lire : «Bientôt je rejoindrai mes yeux hors leurs orbites / Mon nez respirera l’indescriptible rose / Qui seule connaît le dieu»… «La rose est sans pourquoi», disait Angelus Silesius dont Stétié est un fin lecteur, mais elle n’est pas sans parfum, qui est l’essence par laquelle on la connaît comme elle-même connaît le divin : le poème est la langue des arômes, bien plus que des choses, il embaume l’air que nous respirons d’exhalaisons subtiles grâce auxquelles on peut sentir et connaître bien plus que ce qu’on est, l’inconnu étant soudain à la portée du flair ou de la prescience langagière qu’on appelle l’inspiration…

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J’aimerais pour finir souhaiter la bienvenue au Comité de rédaction de la revue à l’auteure Monique Deland, récemment élue à l’Académie des lettres du Québec, qui s’est jointe à l’équipe des Écrits au mois de janvier dernier. Poète bien connue, dont l’œuvre, d’une originalité remarquable et d’une force expressive hors du commun, a été récompensée par de nombreux prix, dont le prix Nelligan en 1995 pour Géant dans l’île et le prix Alain-Grandbois en 2009 pour Miniatures, balles perdues et autres désordres, apportera à la revue un regard neuf et expérimenté — après plusieurs années passées au Comité de lecture de la revue Estuaire —, dont pourront bénéficier les collaborateurs et les lecteurs des Écrits, dans les pages desquels elle a récemment publié des textes percutants qui ont été fortement remarqués.

Je rappelle enfin que la revue fête cette année son 60e anniversaire, qui sera célébré cet automne par un important numéro double, de près de 500 pages, comportant des collaborations en duos d’écrivains réputés et de jeunes auteurs, déjà connus ou à connaître, comme Naïm et Emmanuel Kattan, Émile et Yann Martel, Robert Lalonde et Jean-Simon DesRochers, Catherine Mavrikakis et Perrine Leblanc, Jean-Pierre Vidal et Hervé Bouchard, Jean-Marc Desgent et François Guerrette, Denise Desautels et Geneviève Blais, etc. Plus de 40 tandems, donc, qui illustreront le «passage de témoin» d’une génération à l’autre que la revue a toujours encouragé depuis sa création. Un lancement anniversaire (avec lectures, table ronde et cocktail) aura lieu à l’occasion du prochain Salon du livre de Montréal, le jeudi 20 novembre 2014, conjointement avec la soirée d’accueil des nouveaux académiciens, Monique Deland et Rober Racine, où nous marquerons également le 70e anniversaire de l’Académie des Lettres du Québec, cette importante institution de notre histoire culturelle qui parraine Les écrits depuis plus d’un demi-siècle.

– Pierre Ouellet