Le présent numéro se déploie autour de quatre points forts : un riche hommage à Naïm Kattan, écrivain et intellectuel parmi les plus importants que le Québec et le Canada aient connus au cours du dernier demi-siècle; deux témoignages poignants, de Madeleine Gagnon et Hélène Matte, sur la vie et l’œuvre de Claude Lévesque, grand philosophe qui nous a quittés le printemps dernier; la conférence inaugurale prononcée par Andrée A. Michaud à la récente Rencontre québécoise internationale des écrivains sur « Que veut la littérature aujourd’hui? » et un ensemble sans précédent d’œuvres de Domingo Cisneros, artiste d’origine mexicaine établi au Québec depuis plus de quarante ans qui, en plus de nous ouvrir son atelier dont les dimensions sont celles d’une véritable forêt, nous offre de larges extraits d’un roman en cours. Il faut souligner également la présence dans nos pages de jeunes poètes qui ont déjà laissé leur marque au Québec, Jean-Philippe Bergeron, François Guerrette et Carl Bessette, ainsi que celle de deux poètes belges, Pierre Dancot et Fabien Abrassart, dont le style et l’univers se sont imposés au cours des dernières années, sans oublier celle des étonnants calligrammes de Line McMurray, proche de l’Oulipo, qu’on n’avait pas eu l’occasion de lire depuis longtemps. Deux récits d’une grande force d’évocation, qu’on doit à Jean Larose et à Guylaine Massoutre, complètent cette volumineuse livraison où la richesse de la langue et la profondeur de la pensée donnent à voir et à entendre des mondes chaque fois singuliers.

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« Cet homme nous vient du fond des terres, du fond des âges », écrit Salah Stétié à propos de son ami Naïm Kattan, avec qui il partage des origines proche-orientales, un même « fond de terre », et une passion sans bornes pour la littérature et les choses de l’esprit, dont les grandes religions du Livre, qui leur sont une constante source d’inspiration, issue du « fond des temps ». « Hommes seulement présents à la vérité de l’Esprit qui est une et indéfectible, quand elle existe, là où elle existe, deux hommes seulement, mais représentatifs de beaucoup, qui croient comme eux, avec eux, que la parole est fondement, fondation, refondation », poursuit Stétié, décrivant une amitié et des affinités ancrées dans la croyance commune en la puissance du verbe et de la pensée, qui sont actions, passions, engagements dans le monde et dans l’histoire, parmi les hommes, parmi les autres. C’est à la fois émouvant et exaltant de lire les textes que ses amis, qui comptent parmi les plus grands écrivains de notre temps, consacrent à Naïm Kattan dans cet hommage que la revue, dont il a été le directeur pendant près de dix ans, lui rend aujourd’hui avec la plus profonde reconnaissance. Yves Bonnefoy, Hélène Cixous, Vénus Khoury-Ghata et Alain Médam, tout comme Salah Stétié, accompagnent la vie et l’œuvre de l’auteur d’Adieu Babylone depuis fort longtemps, lui vouant une fidélité sans faille, en amitié comme en complicité littéraire et intellectuelle, que ses amis du Québec, Nicole Brossard, Jacques Allard, Georges Leroux et plus récemment Christine Palmiéri, n’ont cessé de relayer et de confirmer en faisant non seulement écho à son œuvre et à sa pensée, mais aussi en constituant autour de lui un vaste réseau de sympathie dont de nombreux auteurs et penseurs d’ici et d’ailleurs font partie, lesquels auraient pu se joindre à eux si l’espace nous l’avait permis. Tout comme l’hommage rendu à Jean-Guy Pilon dans le numéro 134, cet ensemble que nous dédions à Naïm Kattan marque que le « tranchant de la parole » — « de l’Aube et du Livre », dirait Salah Stétié — n’est au vif qu’« en marche »… dans la mémoire la plus fidèle autant que dans l’anticipation la plus clairvoyante, dans le fond des terres et le fond des âges autant que dans le fond des rêves et des espérances.

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Claude Lévesque nous avait habitués à cette exigence : la parole comme promesse qui trouve sa source dans le passé le plus lointain et sa finalité dans l’avenir le plus incertain… Voir clair dans la double nuit où origines et fins se rejoignent, voilà sans doute l’une des injonctions secrètes que sa pensée recèle. Madeleine Gagnon écrit dans son Requiem : « tu dis “risquer quelques pas à proximité du lointain en direction de l’impossible à dire à penser” et tu t’en vas sur le chemin qui nous reste ensemble ». Parce qu’on est ensemble sur ce chemin-là où chacun va… atteignant bientôt ce point où quelqu’un nous lancera comme Madeleine Gagnon à son ami : « tu as été ». Hélène Matte a à peine connu Claude Lévesque, avec lequel elle a correspondu seulement — sans avoir eu l’occasion de le rencontrer — tout au long de la préparation de sa performance poétique et théâtrale intitulée VI_DE_DI_EU, largement inspirée de L’étrangeté du texte, le premier livre de Claude, qui a eu une influence considérable sur plusieurs écrivains et penseurs d’ici au milieu des années 1970. J’ai moi-même découvert ce livre avec le plus vif enthousiasme lors de sa parution il y a trente-cinq ans et c’est avec beaucoup d’émotion que j’ai pu constater récemment qu’une jeune auteure comme Hélène Matte pouvait éprouver un semblable élan à la lecture d’un tel livre, qui reste profondément actuel parce qu’il a su faire entrer la modernité philosophique dans l’espace québécois où elle avait si peu de place, et qu’à ce titre il restera à jamais inaugural. La naissance d’une œuvre comme VI_DE_DI_EU au moment même où son inspirateur s’apprêtait à mourir sans que personne ne le sache, pas même lui, augure d’une nouvelle vie que sa parole et sa pensée connaîtront auprès des nouvelles générations, toujours sensibles au caractère inaugural de la création, qu’elle soit poétique ou philosophique.

Andrée A. Michaud ne dit pas autre chose dans « Le désir du crapaud », où elle tente de répondre à la question « Que veut la littérature? » en affirmant qu’elle vise à être « le lieu d’un dialogue où des voix parallèles, se croisant en ces merveilleux points de fuite où l’horizon donne son nom à l’infini, se parlent de la fureur de certaines neiges, Kamouraska dans le souvenir d’Élizabeth, de certain couteau s’abattant sur les gorges blanches des Lumières d’août de William Faulkner, de certaine musique échappée d’un roman de Boris Vian », soit de la violence du désir qui la pousse au-delà d’elle-même comme les morts le sont au-delà de leur tombe dans le dialogue secret qu’on entretient chaque jour avec leur mémoire. La littérature? Un entretien permanent avec ce qui n’est pas là : ce qui n’est plus ou n’est pas encore, que la mémoire et le rêve rendent plus présents que n’importe quelle actualité, toujours éphémère.

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L’œuvre de Domingo Cisneros est tout entière mémoire : vie et monde « naturalisés », « empaillés » dans la parole et l’image comme Gaston Miron « rapaillait » l’homme dans ses poèmes. Métis de la nation Tepehuane, Cisneros est né à Monterrey, au Mexique, en 1942, et a émigré au Canada en 1968. Il s’est installé à La Macaza, dans les Laurentides, au début des années 1970, où il a dirigé le département des Arts et Communications du collège Manitou et a formé toute une génération d’artistes autochtones. Considéré comme l’un des chefs de file de la renaissance de l’art contemporain amérindien et l’un des pionniers de l’art socio-écologique, il a exposé dans de nombreux musées au Canada et à l’étranger. Il a notamment développé le projet Territoire Culturel, suite à une première expédition d’art-aventure dans la Zona del Silencio au Mexique, dans le but de mettre en valeur la vocation culturelle de l’environnement sauvage en y stimulant la création artistique grâce à laquelle l’immense potentiel propre aux liens entre nature et culture peut se révéler dans ses aspects non seulement écologiques mais aussi mythologiques, symboliques et chamaniques.

Les matériaux de Cisneros, puisés à même la forêt et le désert, peaux, os, plumes et cartilages d’animaux de toutes sortes, mais aussi branches, tiges, racines, écorces, mousses, pollens provenant des végétaux les plus divers, ou pierres, terres, sables, minerais, métaux extraits des différentes couches géologiques de la planète, confèrent à son œuvre une dimension à la fois sacrée, dans laquelle la vie au sein du cosmos prend tout son sens, et profondément politique, le monde sauvage réintroduisant dans la Cité ou l’espace public les éléments premiers de la survie humaine qui débordent largement toute forme de contrôle social. On lui doit notamment la série d’œuvres intitulée Le Bestiaire laurentien, dont on verra quelques exemples ici, et celle qui a pour titre La reconquête : Enfer, Purgatoire, Paradis, présentée au Lieu, à Québec, en 2008, dont on retrouvera aussi plusieurs reproductions plus loin, qui toutes deux illustrent avec force la puissance d’effraction que son univers singulier mais apersonnel produit dans le monde de l’art en y faisant entrer la grande sauvagerie sacrée dont nous sommes l’œuvre vivante autant que les formes et les images que nous produisons.

Son monde est Le monde… envisagé sous l’angle des métamorphoses perpétuelles de la matière et du vivant entrelacés en une seule et même grande toile ou statue géante, qui s’offre comme une corne d’abondance infinie, dont les richesses n’ont rien à voir avec celles que nous produisons dans nos sociétés postindustrielles mais avec la grande logique du Don et l’étrange poétique du Sacrifice qui régissent la vie sauvage et la matière non domestiquée où les choses se créent et se recréent sans cesse comme autant d’œuvres entre les mains de l’artiste… ou du poète et du conteur qu’est aussi Domingo Cisneros, dont on pourra lire de larges extraits d’un roman récent intitulé La parabole. Tout son art, verbal ou plastique, qu’il soit politique, écologique ou chamanique, est un grand récit allégorique, en même temps qu’une immense courbe tournant autour d’un même foyer et une puissante antenne capable de capter les ondes les plus secrètes de notre monde : un art parabolique, donc, dans tous les sens du terme, qui nous guide dans la « reconquête » de notre « bestiaire » à la fois psychique et cosmique, qui vient du « fond des terres » comme du « fond des temps », seuls vrais territoires de l’art et de la littérature.

– Pierre Ouellet