Une revue se fait à plusieurs mains. Dans la continuité du temps, que marquent sa périodicité et sa longévité, de saison en saison, de génération en génération, et dans la discontinuité de l’espace, des régions, des pays, des continents, auxquels ces multiples mains nous lient, nous permettant de franchir des distances illimitées. C’est une histoire : elle nous donne accès à une mémoire commune, à travers la diversité des évocations et des réminiscences personnelles, toujours singulières. Et c’est une géographie : elle nous fait voir un territoire morcelé, une terre en pièces détachées, composée d’imaginaires particuliers, où un univers général se dessine, qu’on appelle justement l’Universel. Prendre en main une revue – la prendre au passage, si je puis dire, dans le mouvement de sa propre vie –, c’est donc se placer au confluent d’espaces et de temps multiples, qui se jettent l’un dans l’autre pour former ce « bouillon de culture » immaîtrisable au sein duquel chaque communauté forge sa mémoire et développe son imagination. Je prends le relais de mes illustres prédécesseurs – Jean-Louis Gagnon, Paul Beaulieu, Jean-Guy Pilon et Naïm Kattan – à la « direction » de la revue Les écrits, la plus ancienne au Canada français, avec ce vif sentiment d’entrer dans un concert de voix qui proviennent des quatre coins de l’espace et du temps, dont j’aurai la responsabilité de faire entendre la tessiture ou la tonalité de chacune tout en faisant sonner l’ensemble en une polyphonie qui donne l’intuition de la richesse et de la diversité de notre monde.
Les mots ne se contentent pas de nommer ou de raconter ce que nous sommes : ils façonnent ce que nous devenons, dans la matière même de ce que nous avons été. Une revue où résonnent les mots les plus puissants ne témoigne donc pas seulement de notre présent, mais aussi de ce qui vient, advient, survient, dans la surprise et l’étonnement, dont elle anticipe l’existence à partir des virtualités les plus secrètes du passé, de la mémoire, des traditions, auxquelles elle permet enfin de se réaliser sous les apparences les plus inattendues. Si la sensibilité profonde d’une époque et d’une communauté peut se lire dans les poèmes et les récits, c’est qu’ils sont porteurs d’une temporalité et d’une spatialité qui embrassent plus de réalité que la seule conscience que nous avons de notre réel immédiat : ils tendent vers ce que nous ne connaissons pas encore ou ce que nous ne savons déjà plus de notre histoire ou de notre territoire, pour en révéler les assises ou les séquelles, les tenants et les aboutissants. Une revue doit être doublement attentive aux innovations de la parole, qui nous plonge dans notre avenir le plus incertain, et à l’héritage enfoui dont elle découle, grâce à quoi l’on baigne dans un passé tout aussi inconnu. Loin des avant-gardismes et des conservatismes, Les écrits tirent leur originalité de ce double souci : susciter et ressusciter par les mots l’étrangeté même où nous allons et d’où nous venons, aviver ou raviver dans la parole les latences du temps passé ou à venir qui permettent à notre histoire non tant de se perpétuer, en une sorte d’actualité permanente, que de se métamorphoser à tout bout de champ au gré des ressources infiniment renouvelables de la mémoire et de l’imaginaire.
Le présent numéro rassemble des textes qui tendent résolument vers ce double dépassement : ils nous entraînent dans des migrations, comme chez Andrée A. Michaud, Luba Jurgenson ou Jean-Paul Quéinnec, des transgressions ou des effractions, comme chez Jean-Marc Desgent, Christian Saint-Germain et Madeleine Ouellette-Michalska (par l’intermédiaire de Nelly Arcan), des tressaillements et des frémissements, comme chez Nicole Brossard et Catherine Morency, des explorations audacieuses de l’âme et du monde, comme chez Yannick Haenel, Serge Patrice Thibodeau et Antoine Volodine, des plongées dans les eaux troubles du désir ou de l’angoisse, comme chez Jean Pierre Girard et Catherine Mavrikakis. Les récits, les poèmes, les essais et les fragments réunis dans ces pages disent combien notre monde repose sur des couches mouvantes d’espaces-temps inconnus ou méconnus que la littérature seule peut mettre au jour en ébranlant nos habitudes et nos certitudes, leur force d’inertie transmuée soudain en énergie créatrice qui donne ou redonne vie à ces virtualités de l’avenir comme du passé dont on dit qu’elles sont des « fictions », des faits à la énième puissance, pour montrer qu’elles nous « font » et nous « façonnent » de fond en comble. L’art aussi, qui reformule nos perceptions, remodèle notre vision, vise un tel débord des limites du figurable, comme en témoignent les œuvres de Laurent Lamarche auxquelles la revue ouvre ici ses pages, comme elle le fera désormais aux artistes, peintres, graveurs ou photographes, qui proposeront leurs images en contrepoint aux textes recueillis. C’est la relance constante de la vue et de la voix des uns et des autres qui fait qu’un numéro de revue n’est pas seulement un collage de textes mais un véritable « monde » que tous les sens éprouvent et qui éprouvent chaque sens, dans leur plus intime mélange.
– Pierre Ouellet