Écrire est une présence au temps qui rythme notre conscience, une attention aux mouvements du corps et des humeurs ; aux palpitations des feuilles dans les arbres et au vrombissement
du train qui fait trembler la nuit ; aux oscillations sinusoïdales de la pensée et de la mémoire ; aux visages qui rient et à ceux que ravage la douleur […] .

Pierre Nepveu, Géographies du pays proche. Poète et citoyen dans un Québec pluriel,
Boréal, Collection « Papiers collés », 2022.

 

«La solitude n’est pas un mot», avait bien dit le poète.

Dans ces mêmes pages, Kevin Lambert, pourtant encouragé par la critique et les médias, était tout de même arrivé au même constat, posant avec beaucoup de lucidité les questions qu’il fallait:

Quelle communauté formons-nous «en littérature», et formons-nous communauté? Qu’est-ce que serait une expérience partagée, communautaire – et plus spécifiquement en littérature, à l’université ou ailleurs? À quelle condition serait-ce possible d’être ensemble « avec », « autour », « en » quelque chose qu’on nomme « littérature » ? […] Peut-on, en somme, penser la littérature autrement que seul.e, autrement qu’isolément? [1]

Claude Beausoleil m’avait aussi confié un jour, à propos de la solitude : « C’est peut-être un cliché de le dire, mais ce n’est pas un cliché de le vivre ». Surtout en temps de pandémie, alors que, pouvons-nous l’oublier, nous sommes depuis deux ans, «tombés ensemble» selon le beau mot de Nicolas Lévesque.

La revue littéraire, en redevenant chaque fois un lieu ouvert, en mouvement, nécessairement inachevé, où l’on s’essaie pour soi d’abord et avec les autres par la suite, s’efforce bien sûr de «penser la littérature autrement que seul.e, autrement qu’isolément». Du moins tente-t-elle d’en renouveler l’espoir sinon l’illusion. Nous serions tenté.e.s de nous demander avec un personnage de Barrie Sherwood : « C’est loin de l’autre côté ? ». Nous sommes sur la scène, dans une prison ou un hôpital psychiatrique, on s’imagine ailleurs, autrement, dans un autre corps, un autre fantasme, sur un plateau de tournage, dans une salle d’exposition, dans la phrase d’un écrivain aimé. Par désespoir, par désir de vivre pour «d’autres peaux, d’autres rencontres». «Il suffit de ne pas résister», pourrait-on se dire. Nous pourrions alors perdre la mémoire, la liberté, l’essence du vivant. Nous pourrions sentir «la griffe et l’instinct» (Laurance Ouellette Tremblay) et nous demander comme Gabriel Robichaud après une «soirée impossible», «soirée de baise, d’interdits, de fête pour les vivants, pour les morts » : Où sont les autres ? Cela viendrait avec la gravité, l’inquiétude, l’angoisse, les larmes, le « corps / enclavé dans la ferraille de ton lit» (Marco Geoffroy).

On ne sait trop qui l’on est, dans quel désir on se trouve, dans quel effondrement. On ne sait plus en tout cas ce qui est normal et ce qui ne l’est pas, la poésie est là partout où on ne l’attend pas, comme dans le récit de Mathieu Croisetière. Elle peut prendre les apparences du chauffeur de taxi que l’on aperçoit en rêve chez Lise Gagnon alors qu’on se dit peut-être avec elle : « nous nous donnons un baiser / dans le noir / un drôle de baiser / prélude à rien / sinon à plus de solitude».

«La solitude, constatait rachel lamoureux, dans les pages du numéro précédent [2], est un mot court et chantant pour dire une modalité d’existence, celle de s’en tirer par ses propres moyens, celle d’une impression […] de ne trouver nulle part quelqu’un avec qui dialoguer, quelqu’un qui comprenne lorsqu’on parle, quelqu’un qui reste». Elle ouvre les dispositifs, montre les impasses et les ouvertures. L’atelier théâtre devient ainsi « club thérapeutique », alors que Patricia Janody revisite la psychiatrie, ses lieux et son histoire, parce que ces dispositifs sont là pour «accueillir», pour «contenir». Tout comme la page d’un poème, d’un récit ou d’un essai. Ou les œuvres de Stéphanie Morissette, belles avec ce qu’elles reprennent des jeux et des bricolages de l’enfance. Ou les bras de l’amoureux avec lequel on dort chez Julie Dugal « à l’ombre des mélèzes », qui porte avec lui « la rosée et le roc sur ses épaules / toute la grandeur» léguée par un père auquel on s’adresse avec tendresse et respect.

C’est ce pari que nous relevons à la revue Les écrits, pour chaque numéro, accueillant des textes en principe différents. Et pourtant, chaque fois, la surprise nous saisit: il y a d’étranges parentés secrètes, qui sont accompagnements, juxtapositions, tressages, entre les textes. Comme si, malgré les solitudes vécues et la singularité des expériences, quelque chose d’humain, sous pression, devait se dire et se représenter précisément à ce moment-ci. « Moments fragiles », comme les évoque Jacques Brault, moments de conscience pour qui veut créer des liens. On pourrait croire avec Cendrars que « la beauté a besoin d’un petit quart d’heure d’exercice / tous les matins » ou avec Réjean Plamondon qu’elle exige « juste assez de lumière ». « Est-ce que [le] cœur a encore quelque chose à donner ? », demande Emmanuelle Jimenez. Peut-on vouloir «garder les vivants parmi les vivants» (Zija Çela)? Et résister? Retravailler la mémoire blessée comme les écrivains moldaves de la Suite rassemblée par Jan H. Mysjkin?

Bonne lecture.

 

 

— Gérald Gaudet, au nom du comité de rédaction composé de Dany Boudreault, Micheline Cambron, Régis Coursin et Rachel LaRoche.

[1] Les écrits, printemps 2021, no 161, p. 19.

[2] Les écrits, printemps 2022, no 164, p. 114.