Le passé déborde du présent
et le présent
ne s’écrit pas comme il se
prononce
— François Guerrette
Un numéro d’été qui paraît à l’automne, dans une année où tout a été retardé, suspendu, décalé. Un numéro d’un automne dont on ne sait pas à quoi il ressemblera… Par contraste peut-être, les textes du numéro sont fortement ancrés dans la mémoire, celle d’une vie comme celle du monde, jouant avec le temps de manière tendre ou cruelle, inattendue, sécrétant des fictions qui balancent entre nostalgie et rejet, rappelant des histoires anciennes et pourtant étrangement actuelles.
Les textes de ce numéro revisitent presque tous la naissance et la mort, évoquant les immortelles tortues inscrites dans le temps long de la planète, les statues de chair saignant d’oubli dans le clinquant énigmatique de l’histoire, les respirs suspendus auxquels s’accrocher ou se pendre. Genres et formes ne font rien à l’affaire. Du théâtre surgissent l’antédiluvien comme le contemporain le plus ordinaire, comme si un instant et une éternité étaient de même mesure ; le récit et le poème évoquent tout autant le lointain que le proche, le familier que l’étrange. Les père et mère, réels ou fantasmés, perdus, toujours perdus et retrouvés, tissent et décousent le plus prochain : les mères sont portées dans les récits de leurs enfants et ceux-ci les protègent, les mettent au monde à leur tour ; les pères sont aussi des fils, et la filiation remonte le temps autant qu’elle le suit. La mort s’y trouve chez elle.
Les rêves, mêlés aux souvenirs, retournent les sens et déplacent le sens. Le monde est dessiné à partir d’un point, d’un mot. Les mots eux-mêmes sont disposés au fil d’un temps qui les bouscule, les sépare, les agrège, les dissout, créant couleurs, fictions, émotions. À partir du présent ils inventent le passé de ceux qui les disent ou les écrivent. Ainsi, même clairement dessinés, précisément nommés, les paysages ne parviennent pas à fixer dans leurs bornes le temps de la mémoire : ils invitent plutôt à circuler sans frein entre le futur du passé et les traces effacées d’un présent sans passé. Écrire face à une table, à des barbelés ou face à une île, c’est toujours accepter de se perdre. Dans ces errances, les livres et l’art sont à la fois les clés et les serrures, talismans improbables porteurs de douleur et de jouissance protégeant de l’arrêt, de la fin, de la mort. Les essais le disent sans fard. Comment partager les mots, depuis les plus concrets, ceux liés aux couleurs par exemple, jusqu’aux plus abstraits, ceux liés au deuil des autres ou de soi, sans consentir à la mouvance de ces matériaux qui racontent le monde dans le temps ?
Ainsi, entre « Le chant de la tortue » de Lise Vaillancourt, qui nous offre sa dernière contribution à titre d’écrivaine en résidence, et l’In memoriam par lequel nous souhaitons rappeler le rôle capital joué par Jean-Guy Pilon dans l’histoire de la revue Les écrits, le numéro déploie les douleurs et les jouissances les plus intimes, celles qui, pour chacun, donnent forme au temps. On aurait tort de penser que cette gravité, effet de la coprésence des textes, est triste. Elle est parfois violente, parfois apaisée, parfois même elle sourit, entrecroisant le passé des souvenirs et la poésie, qui toujours se dit au présent. Peut-être doit-on parler ici de stase, aux croisements des temps et des lieux, débordant aux dimensions du monde, comme les poèmes de la Suite flamande rassemblés par Jan H. Mysjkin, (grâce au soutien de Flanders Literature à Anvers) nous en offre l’expérience, ouvrant ultimement sur le silence, celui où homme, femme et enfant se « tasse[nt] » alors que le temps disparaît. Le portfolio de Nicole Jolicœur, composé de photographies et de fragments d’installations, se place quant à lui en retrait du temps. En notre temps de postvérité, ces images placent en tension la représentation du réel que nous associons à la photographie et la vérité des corps, mis à distance et désirés par la caméra, qui livrent ainsi leurs récrits.
Bonne lecture.
— Micheline Cambron,
au nom du comité de rédaction, composé de Dany Boudreault, Virginie Fournier, Gérald Gaudet, Gabrielle Huot-Foch et Rachel LaRoche.