La pandémie. Comment en parler ? Comment ne pas en parler ? Partout nous en lisons le récit. Le présent numéro se trouve arc-bouté à ce dilemme à la fois moral et littéraire. Nous sommes enfermés dans une chambre à échos : « Ils l’ont dit à la télévision » (France Théoret).
En ce numéro 160 nous accueillons une auteure en résidence, la dramaturge Lise Vaillancourt, et son Chant de la tortue dans lequel réalisme social et réalisme magique s’entremêlent dans une farce héroïco-tragique. Nous inaugurons aussi une nouvelle rubrique « Inactualité », dans laquelle parler de textes dont personne ne parle parce qu’ils sont de quelque manière « inactuels », hors de notre temps, de notre présentisme. Le portfolio de l’artiste béninois Ishola Akpo joue sur semblable ambiguïté. Il est composé de photographies qui frappent par leurs couleurs vives, sur lesquelles des visages et des corps se manifestent dans leur dimension la plus charnelle tout en « portant » des objets qui leur sont costume, masque, ornement, arme, ou même camouflage. Outre les récits de vie auxquels ils ouvrent comme à autant de possibles, ces objets incarnent la totalité du temps : passé plus ou moins lointain du don et de l’héritage, présent de l’exhibition, futur de la trace photographique.
Le présent numéro invite aussi à constater la porosité des formes génériques, qui semble avivée par la crise que nous vivons, qui est aussi crise de la parole. Quelles différences entre monologue de théâtre et essai ? Entre récit et poésie ? Certes, tous ces genres racontent, tous naissent d’une parole, créent un lieu pour cette parole, fût-ce une autre parole. Quels traits formels invitent à classer les textes dans l’une ou l’autre des catégories ? Nous avons choisi, avec l’accord des auteur.e.s, de jouer un peu avec les conventions, pour nous fier davantage à l’urgence portée par les textes.
En ces temps de crise, le regard décode les textes sur fond de COVID, même si la chronologie le contredit. Ainsi, les textes signés Ousmane Aledji, Florent Couao-Zotti, Esther M. Doko et Carmen Toudonou qui composent la Suite béninoise placée sous la direction d’Ousmane Aledji et de Danielle Fournier, ont été écrits avant la pandémie. Ils nous emmènent en principe tout à fait ailleurs, dans un monde d’oralité et de maléfices où règne la foi dans ses versions les plus extrêmes. Mais nous y lisons le confinement le plus radical, l’enfermement dans des destins privés d’extériorité. Dans des mondes où domination et aliénation sont indissolublement liés, les mots sont vaccins : ils conjurent le sort ou lui donnent sens, sur fond de paradoxes.
La pandémie. Le confinement. En parler directement. En montrer les effets dissolvants sur le langage, sur les liens sociaux, sur le vif des échanges. Les essais ici rassemblés s’y attachent, adoptant une distance variable. Cela va de l’immersion brutale et « nue » (France Théoret), jusqu’au « tomber ensemble » (Nicolas Lévesque), cette expérience de la mise en récit du réel – ou de la fiction – qui est accompagnement mais aussi, comme le parapluie de Mary Poppins, frein au choc avec le monde. La fin des récits plane, dans la succession violente des générations et des pouvoirs (Emmanuel Schwartz). Dans et hors de la fiction, « Partout sur terre la folie rôde », pourtant, « le rire de l’univers » (Dante cité par Paul Chamberland) nous contemple. Nous sommes « en pays perdu », soudain avides de proximité, en « devoir de non-indifférence » (Pierre Nepveu).
L’isolement. Le mettre à distance le temps d’une lecture détachée de l’actualité, sous la plume de Jean-Claude Brochu, sur les pas de Julien Green, dans notre nouvelle rubrique « Inactualité ».
Que peuvent les récits de notre numéro ? Dans le désordre : rire du virus (« Interdit de rire », Jean-Pierre April) ; écouter les voix dans une proximité retrouvée (« Dialogue interrompu », Raymond Paul) ; se couler en un lieu comme dans une écriture (« Une clef », Danielle Dussault) ; rêver le soi comme un musée « l’oeuvre commence quand je ferme les yeux » (« 20Musée moi », Charles Sagalane).
Et la poésie ? Que peut-elle alors que « le temps tombe » comme dit Paul-Marie Lapointe ? Pas mal de choses pour exorciser les pertes, alors qu’ « Écrire est presque inutile / et nécessaire comme la pluie » (Joël Pourbaix). D’abord clamer que « Les soleils athées / Ne croient plus à l’aube / Se lèvent quand même » (David Goudreault). Ensuite montrer que l’art nous enseigne que « La chair est obligatoire » (Nicole Brossard). Si les « temps [sont] incomplets » (Jean-Philippe Dupuis), alors que les « épissures » de poèmes « échappent au tympan de l’homme » (Robert Hébert), c’est qu’une autre vie « veut faire ses premiers pas » (Jean-Philippe Dupuis).
Et le théâtre ? Que nous apprend-il du présent ? Conventionnellement, il est placé sous le régime de la conversation. Mais de quoi parler ? De fables : Ils ne mouraient pas tous – mais c’est encore parler de la pandémie (Jean- François Caron). De faits divers, avant que l’animatrice, maîtresse du jeu, n’intime le silence, sur fond de fatalité dénoncée et consentie, hors de toute écoute, dans une sorte d’inhumanité (Hervé Bouchard). Du théâtre lui-même : mis en abyme dans la mise en scène des rites de la mort, hors du temps (Michel Marc Bouchard). De l’échec de la mise scène de la vie, même en un lieu aussi codé qu’un IKEA (Ann Pfeiffer Quirroz). C’est que la vie nous échappe toujours et que, parce qu’elle nous échappe, nous tenons à la parole et à ses mystères : qui parle ? à qui ? Quels signes rendent la parole vivante ? À quoi, à qui peut-elle tenir ? « Parce qu’il faut bien tenir à quelque chose, parce qu’il faut tenir à quelqu’un », comme l’écrit Evelyne de la Chenelière.
C’est notre commerce avec le monde qui est en jeu. Montaigne parlait des trois commerces : ceux de l’amitié et de l’amour et celui que nous entretenons avec les livres.
Car oui, la littérature nous fait tenir… ensemble.
– Micheline Cambron, au nom du comité de rédaction, composé de Dany Boudreault, Gérald Gaudet, Ariane Grenier-Tardif, Gabrielle Huot-Foch et Rachel LaRoche