AUTOPORTRAIT
J’ai toujours été seul, tout seul. Ça commence dès que j’ai conscience de moi et des autres par l’immense sentiment d’être un extra-terrestre. Que suis-je donc venu faire ici ? Obnubilé par la flèche du temps existentiel, je ne sais pas encore mais je vais devenir plus tard un des grands spécialistes mondiaux des questions sans réponse. Mais qu’ai-je fait dans le ou au néant pour mériter une telle réalité ? Pourquoi ai-je à vivre si je dois mourir, mourir si j’ai à vivre et puis, surtout, qui m’a fait cette triste blague ?
Déjà les impasses…
Je vais être un enfant dans sa bulle, une jambe enfoncée aux trois quarts dans l’autisme à fabuler femme, argent et sexualité, marchant en circuit fermé 25 000 pieds au dessus du sol d’un monde qui m’échappe complètement.
À 13 ans, des amis que je ne cherche pas vont quand même me trouver. Ce sera Bernard et l’alcool. On a tous les trois le même cynisme arrogant, le même désir d’évasion statique. J’expérimente en douce, dans un silence interne assourdissant, mes premières crises d’angoisse perpétuelle face au mal de mer de cette allergie à la réalité.
L’hypersensibilité lucide est un handicap.
Je serai un jeune adulte complètement immature émotionnellement et après une première peine d’amour dévastatrice et unidirectionnelle, je me mettrai à consommer les relations comme les bouteilles, échappant, au hasard de ma course futile aux illusions, quatre enfants…
Ressemblant plus à une obsession-compulsion qu’à un parcours réfléchi et balisé, mon plan de carrière c’est la queue de la queue du bonheur, toujours l’autre bord de la prochaine brosse, lointain et inaccessible. Comme le tueur en série se levant en sueurs en pleine nuit, je dois peindre pour ne pas sombrer. Je détruis et refais sans cesse ce monde que je ne peux ou ne veux comprendre. Je peins d’une main en me battant de l’autre contre l’humanité au grand complet pour garder mon temps précieux et ma liberté sans prix car c’est tout ce que j’ai toujours et jamais eu.
L’art est à la fois le radeau et la tempête.
Dans le cadre de porte du naufrage de la vieillesse, j’ai quand même un bel équilibre de vie. J’assume les conséquences de mes décisions. Je n’ai aucun moyen et j’empile les tableaux dans le ciel de mon garage en rêvant d’un improbable musée total pour y loger mon œuvre en attendant la fin du monde.
— Henriette Valium
Mercredi 13 avril 2021 à Montréal
PORTRAIT
Henriette Valium n’est pas une femme et son œuvre ne fait pas dans la dentelle. Artiste majeur issu de la contre-culture montréalaise, il œuvre en marge de tout courant artistique depuis plus de quatre décennies. Il est le premier grand auteur de bande dessinée alternative au Québec. Son style provocateur, glorieusement surchargé, hallucinogène et rayonnant de somptueux excès l’a maintenu à l’écart des structures officielles et conventionnelles de l’art et de la bande dessinée. Sa pulsion créatrice obsessive, pour ne pas dire compulsive, ses standards rigoureux n’ont rien de hasardeux. Il repousse toutes les frontières entre la raison, la satire et le porno. Il capture avec brio l’efflorescence de notre identité culturelle. La dispersion de ses œuvres dans de nombreuses anthologies, fanzines, publications autoéditées et collaborations diverses rend extrêmement difficile toute chronologie exhaustive de son travail. Sa véritable importance en tant qu’artiste au génie exotique n’a jamais été évaluée ou reconnue de manière adéquate.
Sans limites à sa démence de congestion imaginative, il renouvelle sans cesse ses techniques de travail, y intégrant sporadiquement le numérique dans leur élaboration. Plongé dans des rêveries et des réjouissances orgiaques sans nom, il éviscère les tabous pour mettre à nu l’horrible vérité sur l’hypocrisie de la classe moyenne et la moralité fade des villes et des banlieues. Il travaille le dessin et le collage, à l’encre, l’aquarelle, l’acrylique ou l’huile sur des supports papier, carton et panneaux de bois aggloméré. Artiste acharné, son œuvre est colossale, imposante et rigoureuse. Elle foisonne de détails dans un chaos calibré d’univers débridés, complexes et anxiogènes, dont la réalisation minutieuse représente des centaines d’heures de travail s’échelonnant parfois sur plusieurs mois, voire plusieurs années. Elle est à la fois actuelle et intemporelle, soit en parfaite adéquation avec ce que l’on vit. Pris entre séduction et répulsion, nous nous surprenons à examiner nos propres réponses émotionnelles face à ses œuvres qui nous mettent à l’épreuve à chaque instant.
Valium s’est placé au delà de toute boussole morale son gros pouce fermement appuyé sur le pouls de nos réalités contemporaines. Ou plutôt dire que sa boussole morale est telle que chaque nouvelle œuvre est un acte moral – un acte de défi, de bravoure totale et de déviance face au numineux et à l’inassimilable. Reconnaître la force morale de son œuvre, c’est embrasser son obscurité, se soumettre à l’ombre, renoncer à toute velléité de contrôle.
Sous le pseudonyme de Laure Phelin, il réalise de courts films générés par ordinateur, sorte de collages sonores aux visuels trafiqués, répétitifs et anxiogènes.
Henriette Valium évoluait à Montréal. Il était représenté depuis 2013 par la Galerie Robert Poulin.