L’imagination n’est pas au pouvoir, mais la puissance de l’imaginaire n’a jamais été aussi grande, comme en témoigne le présent numéro, auquel j’ai souhaité donner l’allure d’un bilan de la création littéraire des sept dernières années, qui correspondent à la durée de mon mandat à titre de directeur des Écrits. Des auteurs qui ont profondément marqué les années 2010, au Québec et en Europe, y côtoient de jeunes écrivains qui marqueront sans doute la prochaine décennie. Que ce soit dans le domaine de la prose narrative, avec Andrée A. Michaud, Catherine Mavrikakis, Danielle Fournier, André Ricard, Emmanuel Kattan, Jean-Claude Brochu et Michel Marc Bouchard au Québec ou encore avec Christine Montalbetti, Patrick Chatelier, Valentin Retz et François Thibaux en France, que ce soit dans le champ de la poésie, avec Jean-Marc Desgent, Monique Deland, Roger Des Roches, Michaël Trahan, Isabelle Miron et Guy Beausoleil ici ou avec Pierre Dancot en Belgique, que ce soit enfin dans la prose d’idées avec Naïm Kattan, Fernand Ouellette et Jean-Pierre Vidal de ce côté de l’Atlantique ou avec Yannick Haenel dans l’Hexagone, nous pouvons dire sans trop nous tromper qu’on trouve dans ces pages trois générations d’auteurs qui ont largement contribué à façonner l’imaginaire contemporain et à construire la mémoire littéraire récente d’une large part de la francophonie. Mais Les écrits permettent aussi que se dessine l’avenir de l’imagination littéraire, dans toutes ses virtualités, dont les jeunes auteurs qu’on lira ici montrent avec force ce qu’elle contient en puissance, que ce soit dans le domaine de la poésie avec Benoît Vachon et Larissa Corriveau, dans celui du récit avec Jessica C. ou dans le champ de l’essai avec Vincent Filteau, Guillaume Asselin et Filippo Palumbo, ces deux derniers ayant déjà largement influé sur la vie intellectuelle des dernières années.
Il était logique qu’un tel bilan se conclue par un dossier sur « L’acte littéraire dans tous ses états », qui fait suite à celui du précédent numéro sur « L’acte littéraire à l’ère de la post-histoire ». Si ce dernier portait sur l’inscription de la littérature dans le temps, qu’on qualifie souvent de « hors-temps » ou de « temps d’après », où la question de la fin de l’histoire se pose de manière radicale, le présent ensemble de réflexions concerne davantage la question de la fin ou des fins de la littérature elle-même, à laquelle une certaine forme de cynisme ou de nihilisme, qui a fait suite à ce qu’on a appelé la mort des idéologies, des grands récits, des utopies ou des systèmes de croyances, tend à retirer toute forme de puissance ou de substance au profit d’un pur ludisme, axé sur le divertissement ou la superficialité. Les six auteurs réunis dans ce dossier redisent tous, chacun à sa manière, leur foi inébranlable dans l’acte de parole, essentiel et libre, en quoi consiste la fiction narrative ou poétique, et ils le disent dans des mots qui relèvent directement de ce qu’on appelle littérature. Trois générations se succèdent donc, de Fernand Ouellette, né en 1930, à Vincent Filteau, en 1991, pour réaffirmer la puissance de l’acte d’imagination à l’heure où la vie publique semble en panne de créativité, que seule une écoute plus attentive de la parole créatrice pourrait sans doute aider à conjurer.
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L’imagination est omniprésente dans l’œuvre inspirée et inspirante de Bénédicte Parmentier, l’artiste invitée du présent numéro, qu’elle rehausse de « visions » qui relèvent à la fois du Mythe et de l’Histoire, de la Fable et de la Mémoire, et tiennent du bestiaire et du reliquaire, à travers lesquels le caractère monstrueux et merveilleux des événements qui ont marqué notre passé trouve une forme de transfiguration, où non seulement les faits semblent sauvés dans le sens de « sauvegarde », mais où ceux-là mêmes qui les ont vécus et continuent de les vivre dans le souvenir, le rêve ou le cauchemar sont également sauvés dans le sens de « salut » ou de « salvation », sinon de « rédemption », dirait Walter Benjamin. Née en Picardie, lieu des guerres les plus terribles que l’histoire a connues et qui constitue le territoire imaginaire ou le terreau mémoriel dont se nourrit son œuvre, Bénédicte Parmentier a d’abord reçu une formation en architecture éphémère, à Paris, avant d’obtenir un baccalauréat en scénographie de l’Université du Québec à Montréal, où elle vit et travaille aujourd’hui. Elle a notamment travaillé avec le Théâtre de la Dame de Cœur pour qui elle a conçu des marionnettes et des décors, inspirés de sa vision de l’histoire. Elle se consacre depuis de nombreuses années à la sculpture et à l’installation, dans la filiation d’artistes profondément en- gagés dans une démarche mémorielle et imaginative d’une grande expressivité, comme Louise Bourgeois, Anselm Kiefer et Berlinde de Bruyckere. La force et la fragilité, la puissance et la vulnérabilité caractérisent de manière paradoxale cette œuvre à la fois tragique et féérique, ensorcelante et enchanteresse, où se côtoient l’apocalypse et l’éternelle jouvence, sinon la renaissance, non seulement dans les thématiques traitées mais aussi dans les matériaux utilisés, où la rudesse de matières brutes comme la fibre, le plâtre ou le métal voisine la finesse de la feuille d’or et de la porcelaine. Voilà une œuvre qui accompagne magnifiquement l’imaginaire poétique et narratif des dernières années, hantées par la mémoire du passé récent et obsédées par son dépassement dans une fiction créatrice plus vraie que nature, qui nous projette dans un avenir angoissant, certes, mais tout aussi attrayant, aimantés et magnétisés que nous sommes par l’inconnu, avec lequel l’art nous familiarise, ne serait-ce qu’en nous acclimatant à l’étrangeté.
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J’ai pris la direction des Écrits à l’été 2009, suite à mon élection à l’Académie des lettres du Québec, et je la quitte aujourd’hui, en cet été 2016, après sept années où j’aurai eu le plaisir et l’honneur de publier des centaines d’auteurs qui me sont chers et de partager l’œuvre de dizaines d’artistes qui n’ont jamais cessé de m’inspirer. C’est avec regret, bien sûr, qu’on quitte un tel rôle, si valorisant, qu’on abandonne une telle tâche, si stimulante. Mais les revues ont besoin de métamorphoses, comme l’ont su avant moi Jean-Louis Gagnon, Paul Beaulieu, Jean-Guy Pilon et notamment mon ami Naïm Kattan, des mains de qui j’ai reçu ce magnifique cadeau que Les écrits ont toujours été pour moi, qui m’y suis initié à la littérature québécoise dès le plus jeune âge, avant même de connaître Liberté puis La Barre du jour. C’est dans la continuité d’une mémoire, dont la fidélité est la principale qualité, que se construit au jour le jour un périodique comme le nôtre, qui a plus de soixante ans d’existence, mais c’est dans l’innovation et la réinvention permanentes qu’il peut subsister et résister à toutes les intempéries qu’il traverse comme à tous les obstacles qu’il rencontre, y compris aux difficultés matérielles et financières que l’édition littéraire connaît aujourd’hui, en cette époque du tout numérique et du multimédiatique où le livre et la revue, plus particulièrement dans le domaine de la littérature, semblent frappés de désuétude et voués à une certaine indifférence. De nouvelles énergies sont requises pour relancer à chaque décennie un projet comme le nôtre, car toute revue est un projet, même si elle a déjà une longue histoire : c’est une « projection libérante », comme disaient les artistes et les poètes du Refus global. Cette énergie, je la trouve dans la personne et l’œuvre de Danielle Fournier, poète, romancière et éditrice réputée, vice-présidente de l’Académie des lettres du Québec, codirectrice de la Rencontre québécoise internationale des écrivains et membre du comité de rédaction des Écrits, et je suis particulièrement heureux qu’elle prenne la suite avec l’enthousiasme et la générosité qui l’ont toujours caractérisée à la fois comme auteure et comme animatrice de la vie littéraire au Québec, dont elle assure également un large rayonnement dans le monde francophone. Je lui souhaite la bienvenue et la meilleure des chances dans la poursuite de ce merveilleux projet que Les écrits ont toujours représenté. Je suis par ailleurs ravi de publier ici l’un de ses textes inédits, de même qu’un bel essai de l’ancien directeur, Naïm Kattan, entre lesquels je me suis permis de glisser quelques pages d’un roman à paraître — À vie, suite de Portrait de dos et de Dans le temps, dont il constitue le dernier tome —, pour bien marquer qu’un fil invisible nous attache les uns aux autres, qui n’a rien d’une chaîne mais tout du lien le plus intime qu’une passion commune pour la littérature tisse entre les personnes qui s’y consacrent corps et âme.
Il y a beaucoup de monde à remercier quand on quitte une telle fonction, qui conduit à collaborer avec de très nombreux confrères et consœurs, artisans et professionnels, administrateurs et auteurs, mais je commencerai par dire toute ma gratitude à André Ricard, directeur adjoint de la revue depuis mon entrée en fonction : son apport a été extrêmement précieux, d’abord pour assurer la continuité d’une équipe à l’autre, puis par ses talents exceptionnels de lecteur, à la fois attentif et passionné, enthousiaste et scrupuleux, dont les conseils ont beaucoup fait pour maintenir le haut niveau de qualité de la revue au cours de toutes ces années. Il quitte maintenant le comité avec, je l’espère, le sentiment du devoir accompli et la fierté d’avoir contribué à faire des Écrits une revue de premier plan dans la vie littéraire du Québec et du Canada français : je le remercie de tout cœur et lui souhaite le plus grand bonheur dans la poursuite de son œuvre d’écrivain, dont on pourra lire ici quelques extraits, tirés d’un projet romanesque en cours.
J’aimerais aussi dire toute ma gratitude aux membres du comité de rédaction et du conseil d’administration pour leur soutien constant dans le travail de gestion et d’animation de la revue, de même qu’aux secrétaires de rédaction qui se sont succédé, Diane Brabant, de 2009 à 2014, puis David Desrosiers, qui occupe cette fonction depuis cette date, avec un talent et un dévouement que chacun lui reconnaît. Mille mercis aussi à Olivier Lasser, qui est bien plus qu’un simple graphiste, soit un véritable artiste et un designer de grand talent, qui a su apporter aux Écrits une personnalité graphique tout de suite reconnaissable, qu’auteurs, artistes et lecteurs apprécient grandement. Et je n’oublie pas Pascale Matuszek, qui a succédé à Marie-Simone Beaulieu comme correctrice des épreuves, ni non plus Boris Chukhovich, concepteur et webmestre de notre site internet, que je remercie chaleureusement pour leur apport constant à la qualité éditoriale de la revue et de son site. J’aimerais dire enfin toute ma reconnaissance à l’Académie des lettres du Québec pour la confiance qu’elle a mise en moi et pour le soutien indéfectible qu’elle a assuré à la revue tout au long de mon mandat, en soulignant plus particulièrement l’appui de ses présidents successifs, Lise Gauvin, Georges Leroux, Louis Caron et Émile Martel, qui n’ont jamais cessé de me prodiguer les plus vifs encouragements dans les différents projets dont j’ai pris l’initiative, qui présentaient souvent une large part de risque.
Je ne peux conclure ce mot sans marquer toute ma gratitude aux auteurs et aux artistes qui m’ont généreusement confié leurs textes et leurs images pour faire de chaque numéro une œuvre collective où la vision et la voix de chacun forment une sorte de chorus où il n’y a pas d’unisson, certes, mais des canons et des contrepoints qui donnent chaque fois une tonalité nouvelle dans laquelle on reconnaît tout de suite la vitalité d’une littérature, qui est précisément l’orchestration des singularités, la mise en commun de la rareté, le partage de l’exceptionnel… Toute ma reconnaissance enfin aux lecteurs et aux lectrices sans qui une telle entreprise n’aurait pas de sens : c’est à eux qu’elle se destine… c’est à eux que va mon dernier mot. Merci.
– Pierre Ouellet