Les écrits fêtent cette année leur soixantième anniversaire. Fondée en 1954 par Jean-Louis Gagnon sous le titre Écrits du Canada français et parrainée dès sa création par l’Académie des lettres du Québec (qu’on appelait alors l’Académie canadienne-française), la revue a maintenant traversé et façonné à sa manière plus d’un demi-siècle d’histoire. Le numéro spécial paru en 2004 sous la direction de Naïm Kattan retrace de façon exemplaire les cinquante premières années de la revue à travers ses mutations et sa grande continuité : un sens aigu des traditions et une volonté farouche d’innovations marquent ses ambitions et ses orientations depuis les débuts. Nous célèbrerons tout au long de l’année cet anniversaire, peut-être moins frappant pour l’imagination que le cinquantième, mais tout aussi important pour notre histoire récente, où la littérature et l’art semblent de plus en plus fragilisés, suscitant les pires craintes quant à l’avenir des périodiques qui les soutiennent et les diffusent. Le numéro de l’automne prochain sera notamment consacré à la rencontre de jeunes auteurs et d’écrivains reconnus que nous jumellerons dans le but de mettre en lumière les multiples passages d’une génération à l’autre que Les écrits permettent et encouragent depuis leur fondation.

Le présent numéro n’échappe pas à ce principe : de jeunes poètes et prosateurs comme François Gagnon, Nicholas Giguère, Guillaume Asselin, Frédéric Marcotte, Francis Gauvin, Éric Gagnon et Tanka G. Tremblay, dont certains publient ici leur premier texte, côtoient des écrivains de renom encore jeunes, comme Emmanuel Kattan et Elke de Rijcke, ou déjà riches d’une longue carrière, comme Normand de Bellefeuille, Monique Deland, Jean Pierre Girard, Donald Alarie, Hugues Corriveau, Carole David, André Lamarre, Jean Désy, Line Mc Murray, Jean-François Chassay, Gleason Théberge, Yvon Cozic et plusieurs autres, dont des auteurs européens de réputation internationale comme Éric Sarner, Yannick Resch et Jacques Jouet. C’est cette mixité générationnelle qui aura toujours fait le succès des Écrits… et le mélange des genres, des styles, des cultures. Et des époques, aussi, puisque nous ressuscitons dans ce numéro l’œuvre d’un auteur oublié, Albert G. Paquette, qui aura vécu une vie trop brève, de 1943 à 1973, trente ans à peine, où il aura toutefois pu écrire des textes d’une grande densité, fortement inspirés par ceux de son ami Claude Gauvreau, avec lequel il a beaucoup collaboré. Il n’aura eu le temps de publier qu’un livre, d’où sont tirés les trois textes qu’on va lire dans ces pages : Quand les québécoisiers en fleurs…, paru aux Éditions du Jour en 1973, quelques mois avant sa mort. Le titre général que nous avons donné à ces extraits, « Ma tête en berne », est tiré du premier et donne la juste mesure de cette œuvre étonnante. Albert G. Paquette mérite largement de sortir de l’oubli dans lequel l’a plongé sa disparition prématurée. Je suis reconnaissant à Jonathan Lamy d’avoir attiré mon attention sur cette œuvre au moment où nous préparions ensemble le choix des textes qui ont été lus lors de l’événement La contre-culture… contre quoi? présenté par l’Académie des lettres et Bibliothèque et Archives nationales du Québec le 15 février 2011, dans une mise en scène d’Olivier Kemeid. Je remercie également Monique Duplantie, Louise Martin, compagne de l’auteur dans ses dernières années, de même que Jacques Crête pour les précisions qu’ils m’ont données sur les textes de ce poète et dramaturge méconnu, dont nous publierons sans aucun doute d’autres œuvres dans un avenir rapproché.

~

Si la revue fête cette année son soixantième anniversaire, et l’Académie des lettres du Québec ses soixante-dix ans, l’Académie québécoise de ‘Pataphysique fêtait quant à elle, en 2013, son quart de siècle d’existence, en organisant notamment un « banquet » – plutôt qu’un colloque ou un congrès – consacré ironiquement au thème du « vide », quand tout, les tables, les têtes et les cœurs, fut apparemment bien rempli… si l’on en juge par l’abondance du verbe, de la verve même, de la pensée et de l’esprit dont font preuve les auteurs des textes réunis ici, qui témoignent de la grande vitalité de cette académie dans la fleur de l’âge et de l’extrême vivacité des échanges qu’elle suscite. Je remercie chaleureusement Line McMurray, présidente et fondatrice de l’AQP, d’avoir rassemblé et présenté ces textes. Un tel « hommage » permet de tisser des liens étroits entre nos deux «  académies », qui partagent une même passion pour la langue et les idées poussées dans leurs derniers retranchements : la dérision savante et rieuse, l’incongruité logique, l’extravagance poétique… bref, Les minutes de sable mémorial, dirait Jarry, en quoi s’égrène notre temps de parole dès lors qu’on le passe au crible des absurdités les plus folles de notre monde.

Cette déraison et la charge satirique, parodique, ironique qu’elle déclenche s’incarnent parfaitement dans l’œuvre des deux artistes réunis dans ce numéro : Osvaldo Ramirez Castillo, peintre et dessinateur salvadorien immigré au Canada depuis la fin des années 1980, et Mariza Rosales Argonza, artiste d’origine mexicaine établie à Montréal depuis quelques années. Le premier explore la mémoire collective, l’identité culturelle et les traumatismes historiques à travers la fable et l’allégorie grinçantes, où le corps devient le symbole des chocs les plus violents qu’il subit au sein du monde politique où il est plongé, entre réel et imaginaire, fantasme et réalité. La seconde explore quant à elle, dans des œuvres qui marient photos, dessins et peintures, les liens iconographiques et mythologiques entre les cultures amérindiennes et européennes en ce qui a trait aux représentations de la femme et de la nature, à travers les processus de sacralisation et de profanation dont elles font l’objet, où se mélangent croyances et perceptions, sagesses et dérisions, savoirs et superstitions, qui caractérisent en profondeur la culture métissée des Amériques. Ces deux artistes au talent exceptionnel, de plus en plus reconnus au Canada, dans leur pays d’origine et un peu partout à l’étranger, témoignent exemplairement de la richesse de la mémoire et de l’imaginaire collectifs d’ici, qui s’alimentent désormais à de multiples sources, qu’on découvre chaque jour plus abondantes et sans doute intarissables, comme l’est l’avenir de l’art et de la littérature que Les écrits, du haut de leur soixante ans, ne cessent de défendre et de promouvoir avec acharnement.

– Pierre Ouellet