Une revue est une petite bibliothèque portative, qui est en elle-même un univers, avec ses aires, ses territoires, ses continents, on pourrait dire ses astres, ses planètes, ses constellations. Ouvrir un numéro par un « hommage à la Bibliothèque universelle » — au livre comme univers, à l’univers comme livre —, c’est célébrer du même coup cette « boîte d’écritures » ou cette « armoire à textes » grande ouverte sur le monde que représente tout ouvrage collectif comme Les écrits. Biblos (« papyrus », « tablette de cire », « plaquette d’ardoise », « rouleau », « parchemin »), Thèkè (« coffret », « caisse », « boîtier », mais aussi « tombe », « sarcophage », où l’on conserve le souvenir des disparus autant que les œuvres vives), voilà deux mots qui, collés l’un à l’autre, désignent à la fois un lieu protégé, abri, refuge, asile, où l’on garde et sauvegarde, conserve et préserve, et une surface ou un volume où l’écriture déploie et déroule son ruban quasi infini, liant chaque élément de ce que Montaigne appelle la « librairie », du latin liber dénotant à l’origine « le tissu conducteur de la sève » — la moelle du papyrus, à laquelle renvoie le biblion grec, on pourrait dire la fibre du papier —, comme quoi l’écrit est bien ce fil conducteur dans l’espace et le temps qui nous fait franchir de grandes distances, en un exode, un exil, une odyssée où l’on touche à chaque instant des terres étrangères ou des territoires inconnus dans lesquels l’imagination relaie la mémoire pour garder vivant ce qui va bientôt mourir ou donner vie à ce qui n’est pas encore né… comme fait la sève, précisément, dans l’« écorce interne » des arbres devenue la « chair intérieure » des livres, désignées toutes deux par un même étymon, qui a donné le mot bible.

L’idée de ce thème est venue de Gilles Pellerin, Émile Martel et André Ricard, organisateurs de la dernière Rencontre internationale des écrivains, qui n’a malheureusement pu avoir lieu dans son intégralité, seule la conférence d’ouverture, d’Alberto Manguel, ayant pu se tenir comme prévu, au Musée de la civilisation de Québec, le 8 avril dernier, sous le titre général de « Mémoire du monde ». La revue, associée à la Rencontre depuis son origine, se réjouit de pouvoir publier le texte de cette conférence ainsi que cinq autres contributions d’auteurs pressentis pour participer à l’événement, Étienne Beaulieu, Pierre Senges et Jean-Pierre Vidal, qui explorent différents circuits du vaste labyrinthe que constitue la Grande Bibliothèque que sont le monde, l’histoire et la culture, Hélène Frédérick, qui raconte le lieu intime qu’est aussi « l’armoire à livres » où l’on s’enferme pour découvrir paradoxalement les étendues sans fin de la liberté et du désir, et moi-même qui, par le biais de la fiction, imagine l’effet à la fois libérateur et dévastateur que pourrait produire le retour du livre sur la place publique, dont il s’absente de plus en plus, enfermé qu’il est le plus souvent dans les enceintes de nos Institutions.

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C’est aussi à une sortie du livre hors de lui-même qu’est consacré le dialogue entre le compositeur Maxime McKinley et le poète Philippe Beck autour des rapports entre Poésie et Musique et de leur double relation à la Nature, l’objet de leurs échanges étant la transformation des mots en notes et des sons en sens par le truchement d’une commune inspiration venue du monde naturel en ce qu’il a de plus nu, de plus cru, de plus profus. Leurs textes, poétiques et réflexifs, découlent des rencontres organisées, sous le titre « Du rude merveilleux », par Les écrits et la Chaire d’esthétique et de poétique de l’UQAM, dans la semaine du 16 au 21 mars 2013, à l’occasion de la première de Dans de la nature, symphonie concertante de Maxime McKinley largement inspirée par le livre éponyme de Philippe Beck et interprétée par l’Orchestre symphonique de Montréal sous la direction de Kent Nagano.

La poésie est partout dans ce numéro, mais plus particulièrement dans les contributions de poètes confirmés, ici ou en France — Cédric Demangeot, Larry Tremblay, Diane-Ischa Ross, Christian Saint-Germain et Jean-Baptiste de Seynes —, et de jeunes auteurs qui ont récemment fait leur marque : Catherine Harton, Emmanuel Simard et Alexandre L’Archevêque. Mais elle est également dans les pages inédites du poète et romancier Marcel Bélanger, récemment disparu, dont nous sommes heureux de pouvoir donner à lire de larges extraits d’un récit autobiographique à paraître à titre posthume, de même que dans les proses narratives d’Antoinette de Robien, nouvelliste d’origine française établie au Québec depuis de nombreuses années, de Michaël Trahan, poète et prosateur dont nous avons publié un premier texte il y a deux ans et de Madeleine Ouellette-Michalska, romancière et essayiste bien connue, à qui on doit ici une très belle méditation sur le désert. La poésie est enfin dans l’essai flamboyant de Filippo Palumbo, jeune auteur italien résidant à Montréal, qui a signé récemment une Saga gnostica remarquée par la critique, et qui nous donne — dans un ton où l’on reconnaît à la fois la véhémence d’un Lautréamont et l’érudition d’un Roberto Calasso — une réflexion d’un lyrisme noir aux allures de manifeste et de pamphlet, dans laquelle on sent une extrême inquiétude, qui traverse par ailleurs la majorité des textes du numéro si l’on en juge par leurs titres — « À la manière des loups », « Le principe d’une destruction parfaite », « Géotropisme noir », « Faille », « Prélude au sang »… —, mais également un élan créateur ou un enthousiasme contagieux, qui nous emporte tels des « Sourciers manchots » dans « L’affolement des totems » ou dans des « Poèmes en forme de train pour soldat »… jusque dans le « rose d’essence noir » qui colore ces « aubes soustraites au boa » auxquelles nous assistons en ce monde coincé entre « les mâchoires d’Aiôn », ainsi que le disent d’autres titres emblématiques de cette livraison des Écrits.

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C’est aussi dans un univers d’une grande véhémence, aux élans irrésistibles, et d’une haute virtuosité, aux qualités plastiques et expressives indéniables, que nous sommes plongés devant les œuvres picturales de Rafael Sottolichio, né au Chili en 1972 et immigré au Québec il y a plusieurs années. D’importantes expositions comme L’entreprise des solitudes (Galerie Orange, Montréal), Les engloutis (Consulat du Chili, Montréal), Fragments et figures (Centre Expression, Saint-Hyacinthe), S’étranger (Galerie Orange, Montréal), La chute (Maison de la culture Mont- Royal), Phénomènes (Galerie Lacerte, Québec) et King Lear (Galerie Lacerte, Montréal), jalonnent son parcours, qui passe aussi par l’édition, notamment par les revues, comme Liberté et Le Quartanier, qu’il a souvent illustrées. Ses images sont au diapason des textes qu’elles accompagnent : elles leur donnent un prolongement visuel où se côtoient les formes les plus diverses de l’inquiétude et les figures les plus complexes du désir, entrelacées en des mises en scène qui frappent la mémoire et l’imagination par leur force suggestive et la rigueur de leur composition. Une œuvre ambitieuse, à la fois intime et épique, qui n’a peur ni des thèmes les plus amples, traités en de larges fresques, ni des sujets les plus profonds, qui touchent à l’expérience intérieure la plus secrète, entre pulsion de mort et instinct de vie.

C’est à une grande partition visuelle, verbale et sonore que ce numéro des Écrits convie ses lecteurs, en leur donnant la liberté de la jouer ou de l’interpréter à leur manière, dans l’intranquillité des questions de fond les plus aiguës ou dans l’exaltation des formes les plus fougueuses, qui ont toutes deux pour vertu de nous tenir en éveil dans un monde où tout nous pousse à l’apathie.

– Pierre Ouellet