L’esprit d’invention – et, pourquoi pas, de création – ne peut se développer que par des détours, des écarts à la norme, des enclaves de jeu. Les esprits que l’on ajuste étroitement à une instante réalité ou à ce qu’on prend pour tel ne s’épanouissent pas et restent stériles. C’est ainsi que l’on perd l’avenir. Il m’échoit présentement le triste privilège de voir l’Histoire confirmer ma pensée avec une violence telle qu’elle menace d’en ruiner la fécondité.

Jacques Abeille, Les barbares

 

Le printemps québécois fut particulièrement agité. Et l’on ne peut rien présumer de l’automne. La hausse des droits de scolarité fut l’épicentre de cette agitation, mais son foyer réel semble bien plus profond. Gabriel Nadeau-Dubois, porte-parole de la CLASSE, déclarait le 7 avril dernier : « Notre grève est déjà victorieuse parce qu’elle nous a permis de voir la route de la résistance. Il est là, le véritable sens de notre grève. 250 000 personnes, ça ne sort pas dans la rue pour 1 625 $ de plus. […] Nous avons planté ce printemps les graines d’une révolte qui ne germera peut-être que dans plusieurs années », ajoutant que « les gens qui veulent augmenter les frais de scolarité, les gens qui ont décidé d’imposer une taxe santé, les gens qui ont mis sur pied le Plan Nord, les gens qui ont mis à pied les travailleurs d’Aveos […], ce sont les mêmes personnes, avec les mêmes intérêts. Ces gens-là, c’est une seule élite, une élite gloutonne, une élite vulgaire, une élite corrompue, une élite qui ne voit l’éducation que comme un investissement dans du capital humain, qui ne voit un arbre que comme une feuille de papier et qui ne voit un enfant que comme un futur employé. » Ce sont là des échos puissants donnés aux mots de Jacques Abeille : « les esprits que l’on ajuste étroitement à une instante réalité ou à ce qu’on prend pour tel ne s’épanouissent pas et restent stériles. C’est ainsi que l’on perd l’avenir. » L’avenir n’a rien à voir avec le plan quinquennal d’une grande entreprise, l’histoire ne se fabrique pas comme un produit commercial et une société ne s’organise pas davantage comme un service public. Le savoir et la connaissance ou, mieux encore, la pensée et la parole dans et par lesquelles les jeunes générations « se forment » – à la vie, bien plus qu’à un métier ou à une profession, à un simple rôle ou à une pure fonction – sont une authentique richesse collective, qui non seulement appartient à tous mais n’a d’autres valeurs que sa « gratuité », sa « gracieuseté » : elle est un don, un legs, totalement « désintéressé », donné en partage au plus grand nombre, qui en fera don à son tour en une générosité accrue, à la mesure de sa créativité sans cesse grandissante.

La transmission du savoir n’a pas pour but de fabriquer des employés, pas davantage des citoyens, mais de nourrir les esprits, qui sont par définition libres et souverains. Elle crée ou invente bien davantage qu’elle ne produit ou fabrique l’« humanité » de chacun, développant en nous les facultés de la mémoire, de l’imagination, de l’intuition et de l’entendement qui sont au fondement de toute créativité, de toute inventivité, dont le déploiement ne peut être contraint que par les seules exigences de la pensée, jamais celles imposées de l’extérieur par quelque objectif de pure rentabilité. C’est au nom d’un tel principe, celui du droit au savoir et à l’apprentissage, inhérent à toute société libre et démocratique – qui vise un accès maximal à la culture et à la connaissance, considérées à juste titre comme le moteur de tout avenir –, que l’idéal de la gratuité scolaire jusqu’aux plus hauts niveaux du système éducatif devrait être partagé par tout un chacun, non pas seulement par quelques centaines de milliers d’étudiants qu’on a vite jugés trop radicaux. On s’est longtemps battus pour la liberté d’expression ou le droit à la parole : il est grand temps qu’on se batte pour la liberté d’apprendre et le droit au savoir… non pas parce que la connaissance rapporte, mais pour tout ce que le savoir et la pensée apportent à notre humanité, qui apprend grâce à eux ce qu’est la liberté, le désintérêt, le don, la grâce, la gracieuseté, dans lesquels seule s’épanouit la créativité de chacun. La vie de l’esprit est à ce prix : le caractère non monnayable du savoir, l’impossibilité de mettre un prix sur les connaissances et leur transmission, qui relèvent d’un don, d’un « don commun » comme on parle de « bien commun ».

Les étudiants les plus engagés le savent : c’est le système à la fois économique, politique et idéologique de la marchandisation du savoir, dans lequel on compare le prix de l’éducation à celui de n’importe quel autre produit ou service sur le marché, qui est le vrai responsable de la crise actuelle. C’est donc une histoire de résistance à long terme, dont les grèves et les manifestations des derniers mois sont l’un des épisodes les plus significatifs. C’est ce qui pousse Gabriel Nadeau-Dubois à dire de ceux que vise ultimement la force de frappe de la jeunesse : « ils ont peut-être les matraques les plus dures, ils ont peut-être les armures les plus épaisses, ils ont peut-être les grands journaux, ils ont peut-être les portefeuilles les plus épais, mais nous avons le souffle le plus long ». Le souffle le plus long, l’esprit le plus fort et le plus profond, l’inspiration la plus durable, bref, la faculté de respirer à pleins poumons l’air libre dans lequel la parole créative et la pensée inventive circulent, s’échangent, se partagent, non pas comme un produit sur le marché, qui aurait un prix ou un tarif, mais comme la valeur non monnayable de toute démocratie, celle du droit au savoir et à l’expression… qui sont hors de prix.

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Le souffle long, la vie à la fois inspirée et inspirante de l’esprit, c’est aussi ce qu’on appelle l’art et la littérature, sans doute les domaines de formation les plus visés dans la crise actuelle de l’éducation supérieure – avec les sciences humaines ou sociales et la philosophie, qui échappent aussi, pour une large part, à la formation strictement professionnelle, et qui ne mènent pas directement à un emploi sûr et stable permettant un remboursement rapide et à moindre coût des frais de scolarité. Une revue comme la nôtre participe du « souffle long » : elle est dans la rue, sur la place publique, « insufflant » des mots et des idées qui portent les enthousiasmes et les colères démesurés. Les poèmes, récits, carnets, drames et aphorismes qu’on va lire ici sont les « détours », les « écarts à la norme », les « enclaves de jeu » dont parle Jacques Abeille pour décrire l’espace de liberté dont la vie de l’esprit a besoin pour s’épanouir. Qu’il s’agisse des carnets de Jean-Paul Michel ou d’André Major, qui nous invitent à « Prendre le large » en « Plaçant l’être face à lui-même », des réflexions narratives de Madeleine Gagnon sur « Les Petites noirceurs », qui rappellent parfois la Grande, ou des fragments méditatifs de Louise Warren, qui sont autant d’« Apparitions » où l’esprit des choses s’impose à nous en une pure épiphanie, c’est toujours d’un apprentissage de la liberté propre au « souffle long » qu’il est question, celui qui traverse l’Agora pour inspirer les passions et les actions les plus aptes à y accroître le « libre jeu » ou l’« aire libre » dans lesquels se déploie la vraie démocratie, qui concerne la libre circulation de la parole et de la pensée, du savoir et de la connaissance, non pas le seul droit de vote. Cette aire de jeu s’épanouit aussi dans les poèmes hautement satiriques de Christian Prigent, les proses proliférantes de Frédéric Marcotte, les vers kafkaïens de Thierry Dimanche, l’inquiétante dramaturgie d’Olivia Rosenthal, l’étonnante prosodie de Luc C. Courchesne. Deux jeunes auteurs, Larissa Corriveau et Olyvier Leroux-Picard, publient ici leurs premiers textes : un souffle neuf traverse « Vassilissa » et « Fondations », un souffle qui dure, appelé à perdurer. Les deux récits, celui de Guillaume Asselin, qui nous appelle à « devenir invisible » comme les anges afin de combattre avec des ailes plutôt qu’avec les poings, et celui de Lori Saint-Martin, qui nous amène à (re)vivre un passé douloureux dans un présent analogue qui l’exorcise, en une répétition où il ne se reproduit plus mais se déplace et se dépasse, nous disent aussi combien le souffle anime notre vie au-delà des frontières spatiales et temporelles, morales et passionnelles que lui impose le quotidien.

Monique Deland, dans ses « Infinies fins du monde », et Laurent Robert, dans son « Autoportrait avant l’assassinat », laissent exploser la grande colère désespérée qui court de loin en loin dans les souterrains de la Cité : l’une dit qu’« il n’y aura pas de petit trou par lequel s’échapper. […] Il y aura le dégel du bloc mémoire. Ses images, avec les scènes qui ne s’effacent pas plus qu’elles ne se dénombrent ou ne se détaillent, tant la mort advient vite. On n’aura rien vu venir »; l’autre écrit, dans la grande lignée des Maldoror de notre temps : « Sois la trogne cassée, agonie des putains lisses, sois le vomi, la mouche sur le vomi et son excrément ou disparais. Mendie le terreau où pousser ta gueulante. Réclame une guerre sans cause où mourir sans combattre. Griffonne partout comme tu feins d’exister, aboie comme tu manques de rire. Rejoins ton frère le crapaud et chiale ton plaisir, ou disparais » – on en est là, parfois, « dans la rue comme une insulte », ajoute-t-il, même si « l’art est tout autour », écrit Monique Deland, car « on n’aura jamais le corps qu’il faudrait. Trop frêle pour la violence qu’il contient », il nous faut la force de la parole, la puissance du souffle, la virulence des images pour se tenir debout dans l’air.

Le numéro se conclut sur le discours de réception à l’Académie des lettres du Québec de l’un de ceux qui ont toujours su « se tenir debout dans l’air libre » : Émile Martel, poète, romancier, traducteur, grand diplomate, président du Centre québécois du P.E.N. international, bref, grand humaniste, que j’ai eu le plaisir de présenter le 16 février dernier. Défenseur de la liberté d’expression et des écrivains persécutés, il ne partage pas nécessairement toutes les formes d’indignation qui hantent la rue depuis quelque temps, mais il a toujours su dire haut et fort, d’une voix claire et juste, quelles sont les conditions essentielles de la dignité humaine, qui passent toutes par un respect de la parole et de la pensée, par une préservation scrupuleuse de la vie de l’esprit, par une conservation et une propagation du souffle vital grâce auquel les cultures se perpétuent et notre humanité se transmet.

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Le souffle long, c’est aussi la forme d’art respiratoire que pratique Massimo Guerrera, l’artiste invité de ce numéro. Né à Rome en 1967, d’un père italien et d’une mère du Lac-Saint-Jean, arrivé au Québec à la fin des années 1970, ayant vécu dans la réserve innue de Mashteuiatsh, où sa mère enseignait, puis s’étant installé à Montréal où il travaille depuis plus de vingt-cinq ans à la frontière des arts visuels, de la performance, de la danse et de la méditation, Massimo Guerrera est en effet un « artiste du souffle », préoccupé avant tout par la circulation de l’animus et de l’anima dans le corps social, le corps organique et le corps spirituel, par la propagation du spiritus à la fois animal et divin, entre l’haleine et l’âme, l’inspiration et la respiration, qui donne vie à tout ce qui nous entoure et nous habite, que ce soit à travers le fin réseau des interactions humaines, qu’il explore à fond dans son esthétique relationnelle, ou par le biais des vases communicants de l’ingestion, de la digestion et de la déjection des nourritures, dans le vaste cycle nourricier qui assure la vie et la survie de l’espèce, dont toute son œuvre est profondément imprégnée, ou encore par le truchement du yoga shamatha, destiné à poser le souffle en soi, à le déposer, à faire qu’il y repose en paix, non pas celle de la mort, où il ne se passe rien, mais celle de cette seconde vie que l’on atteint dans la plus grande concentration du souffle ou de l’esprit, grâce à quoi l’inspiration nous pousse à la plus haute créativité qui soit.

Massimo Guerrera ne se contente pas de fabriquer des images : il les anime ou les fait vivre comme autant d’êtres véritables avec lesquels nous entrons en contact, grâce au tact ou au toucher secret du souffle par le souffle, au partage intime des substances vitales, à la communauté d’esprit que nous formons par leur entremise, à la respiration commune qu’elles nous permettent d’éprouver. Dessins, gravures, peintures, sculptures, installations ou performances – qu’il appelle aussi des « sorties », car elles ont souvent lieu dans la rue ou sur la place publique, dont même les musées et les galeries sont des « incarnations » –, toute son œuvre découle à la fois 1) de l’iconographie de la Renaissance italienne, dans laquelle il a baigné enfant, et notamment de la grande tradition du dessin anatomique, 2) d’une conception chamanique de l’art et du sacré, qu’il a plus ou moins consciemment intériorisée dans sa jeune adolescence au bord du lac Saint-Jean, et notamment d’une croyance forte en l’efficience symbolique du geste et de l’image dès lors qu’ils concentrent en eux les souffles les plus puissants qui leur donnent vie, 3) d’une vision non objectiviste mais interactive de la pratique artistique, où l’on ne produit pas des objets mais fait advenir des relations entre les êtres, humains et artefacts intimement entremêlés en un réseau de souffles où la communauté sans frontière du vivant l’emporte sur toute individualité, et, enfin, 4) d’une cosmogonie profondément bouddhiste, où l’espace extérieur et l’espace intérieur sont infiniment réversibles, chacun pouvant se retourner en l’autre, de sorte que les images sont en même temps psychiques et cosmiques, intimes et universelles. Ce qu’on va « voir » dans les pages qui suivent, c’est ce qu’on peut « vivre » au fond de soi comme aux confins du monde au contact de ce qui nous est à la fois le plus familier et le plus étranger, que ces œuvres fortes – qui sont œuvres vives : « je ne bâtis que pierres vives ce sont hommes », disait Rabelais – nous donnent à explorer et à découvrir.

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Un homme nous a quittés il y a quelques mois, qui n’a bâti que pierres vives lui aussi, pierres précieuses et pierres qui roulent, brillantes de mille feux mais lancées vivantes sur les chemins de cendres et de poussières de l’Histoire humaine… où elles n’amassent pas mousse, mais le sens multiple, pluriel, parfois même contradictoire de notre existence ici-bas. Ces pierres sont des bornes kilométriques mobiles sur le chemin d’une vie d’exception : L’étrangeté du texte (1976), Dissonance (1988), Le proche et le lointain (1994), Par-delà le masculin et le féminin (2002), Philosophie sans frontière (2010) sont autant d’inukshuk dans notre monde accidenté, des « plurilithes » (par opposition à « monolithes »), soit des « pierres amoncelées en forme d’homme », qui servent de signes d’orientation dans le paysage uniformément blanc du Grand Nord mais qui nous servent surtout de sémaphores dans la nuit uniformément sombre au fond de laquelle l’Histoire nous a précipités.

Claude Lévesque est mort le 22 mars dernier. Membre du Comité de rédaction des Écrits, grand philosophe, grand intellectuel, ami très cher et confrère d’une générosité sans borne, je ne saurais dire ici tout ce que je dois et tout ce que la revue doit à cet homme qui fut un inspirateur de chaque instant. D’une culture, d’une intelligence et d’une sensibilité hors normes, capable d’embrasser tous les domaines de la pensée et de la création avec une acuité et une pertinence exceptionnelles, Claude Lévesque nous manque, il nous manquera : il faut garder vivantes sa pensée, son œuvre, sa mémoire, il faut le « retenir » parmi nous. Ce que Les écrits ne manqueront certes pas de faire, lui gardant toute sa place dans les décisions et les orientations que nous prendrons, entre la mémoire critique et l’imagination la plus audacieuse, qui ont toujours été la marque de sa pensée et de son écriture. Je ne pourrai m’empêcher de lire chaque texte reçu à la revue non seulement avec mes propres yeux, mais avec les siens, en me demandant chaque fois ce qu’il en aurait pensé, lui qui avait l’œil et le flair pour tout ce qui fait bouger les images et les idées. Nous partageons un deuil dont il sera difficile de nous consoler, sinon par l’évocation de sa vivacité, de son enthousiasme, de son rire et de son sourire, de son plaisir de vivre, qui était si constant et si contagieux qu’on les ressentira longtemps encore après sa brusque disparition. Nous reviendrons dans notre numéro d’automne sur l’immense place que cet homme a prise dans notre vie et le grand vide qu’il laisse dans le monde intellectuel d’ici.

– Pierre Ouellet