Les mots et les images sont une « seconde peau »… dans laquelle nous nous donnons naissance à tout moment, non pas tels que nous sommes mais tels que nous nous imaginons, accouchant d’une sorte de mutant : « fusion d’entrailles, point extrême de la dissolution, quand le muscle devient museau, la peau, déchet végétal, l’agonie, une danse, et la blessure, l’œil », écrit Caroline Lamarche à propos des œuvres de Berlinde De Bruyckere, « chair de notre chair » où l’on sent la vulnérabilité du vivant se transmuer en une puissance vertigineuse dans laquelle la mort et la souffrance sont littéralement emportées « là où » l’artiste « ensevelit et libère, s’ensevelit et nous libère »… L’auteure du Jour du chien (Minuit) et des Lettres du pays froid (Gallimard) rencontre ici la troublante statuaire de notre Temps, celle que Berlinde De Bruyckere élève depuis des années dans le paysage de l’art actuel, ainsi qu’on a pu le constater à la galerie DHC de Montréal qui lui a récemment consacré une importante exposition. Ces deux « artistes » belges, l’une francophone, tout entière dédiée aux mots, et l’autre de culture flamande, hantée par les formes et les volumes, sont l’une et l’autre attirées par la gravité des corps, par l’étourdissante gravitation des membres et de la chair dans les orbites entremêlées du désir et de la douleur. Tout comme MarieAnge, autre artiste belge dont parle Caroline Lamarche à la fin de ce numéro, dans des œuvres photographiques où c’est la folie qui, entre le désir inassouvi et la souffrance indéfinie, soumet les visages et les regards à la force d’attraction des astres les plus noirs.
Cette énergie gravitationnelle nous mène là où l’« âme avale toute la langue », dirait Jean-Marc Desgent, là où nous ne sommes plus qu’« une supplication sans réponse », dirait à son tour Paul Chamberland, plongés dans la « cosmogonie des choses », dit Paul Chanel Malenfant dans ses explorations alphabétiques de la « forêt vierge folle » où nous nous perdons parmi les mots. Les textes du présent numéro disent l’« état d’alerte » (Guy Cloutier) dans lequel notre monde se meut sous l’effet du « facteur vent » (Étienne Lalonde), du brusque refroidissement qui pénètre en nous par « la fenêtre du souvenir » (Thomas Mainguy) à travers laquelle nous apparaissent les « paysages de la langue » que Katrina Kalda explore dans la mémoire de notre siècle. Pierre Senges dans l’« apothéose de Falstaff », Éric Méchoulan dans le « mensonge » que sont pour lui « ces deux-là » dont il nous dit de long en large les « vérités », Laurence C. Thériault dans la « boîte-objectif » où elle range « la nuit du champ de coquelicots » comme s’il s’agissait d’une collection secrète d’images et de mots, puis Jean Désy et Mona Latif-Ghattas dans leur hantise du « départ » (« Nous partirons », dit l’un; « Quand c’est la plus jeune qui part », ajoute l’autre), racontent tous, chacun à sa manière, les aventures de cette gravité souvent légère, flottante, parfois pesante, tombante, des corps et des mots, des âmes et des voix, comme si la littérature était elle-même la théorie et la pratique réconciliées de la gravitation universelle des désirs et des peurs, des peines et des joies qui font l’histoire de toute vie. C’est justement à « cent ans de littérature » que Naïm Kattan s’intéresse ici à travers la personne de l’auteur et éditeur Maurice Nadeau auquel il rend hommage à l’occasion de son centième anniversaire, qui est la fête d’une littérature multiséculaire qu’il aura défendue avec constance et acharnement, à l’instar de l’auteur d’Écrire le réel et ancien directeur des Écrits, qui ne cesse de promouvoir partout où il passe la parole littéraire d’ici et d’ailleurs. La revue lui rendra hommage dans l’un de ses prochains numéros, comme elle le fait dans ces pages à l’un de ses autres directeurs, Jean-Guy Pilon, désormais président honoraire, qui aura veillé à sa destinée pendant de nombreuses années.
Hélène Dorion, poète réputée et membre du Comité de rédaction, a réuni sept auteurs de différentes générations, de Fernand Ouellette et Pierre Morency à Martine Audet et Patrick Lafontaine, en passant par Monique LaRue, Madeleine Monette et Francine D’Amour, pour dire en vers et en prose, à travers des extraits de correspondance, des récits autobiographiques et des textes poétiques qui sont bien plus que des poèmes de circonstance, l’estime, l’admiration, l’amitié et la profonde complicité qui lient les écrivains d’ici à un poète qui aura profondément marqué la culture québécoise depuis près de soixante ans. Et nous sommes particulièrement émus que Jean-Guy Pilon nous ait confié un poème inédit, qui répond à cet hommage par des vers sans doute un peu sombres mais auxquels ceux qu’il a largement inspirés répliquent d’emblée par leur témoignage qu’il n’aura pas été « qu’un signe à peine esquissé à la fragile surface de l’eau sans mémoire », comme il l’écrit dans la clausule de son poème, mais le passeur de témoin que Pierre Morency évoque dans sa lettre en empruntant les mots de Gaston Miron : « ici, entre nous, il y a d’un homme à l’autre des mots qui sont le propre fil conducteur de l’homme ».
– Pierre Ouellet