Un numéro de revue ne se construit pas uniquement autour d’un thème, mais aussi à partir d’un ton ou d’une tonalité : d’une clé, comme disent les musiciens. Les textes en vers ou en prose qu’on va lire ici font entendre une certaine hauteur de notes où l’on ressent à la fois, comme dans le monde où nous vivons, une sourde inquiétude, qui confine au désespoir, et une ironie grinçante, qui peut aller jusqu’au rire le plus lucide, le plus libérateur.
Le grand poète et romancier Jean Daive, à qui l’on doit les deux admirables suites que sont Narration d’équilibre et La condition d’infini, nous a donné des poèmes récents sous le titre éloquent d’« Après les extrêmes », alors qu’Alain Farah nous amène « Au bal des mortes », Marie-Pascale Huglo nous présente l’œuvre au noir d’« exterminateurs », Kim Doré nous donne à vivre des « Morts-pastiches » et François Charron nous fait lire des poèmes écrits à l’« Anthrax »… sans que jamais leur style ou leur voix ne pèse de l’insupportable poids d’une conscience malheureuse, chaque vers ou chaque phrase ayant pour visée ultime de nous emporter au-delà des pires extrémités en un irrésistible élan qui nous inspire et nous enthousiasme, parfois jusqu’à la jubilation.
C’est ce qu’on entend aussi dans les « Éléments de brouhaha » de Patrick Chatelier, dans « Mon bruit » de Normand de Bellefeuille, dans les « Boustrophes » (bouts d’strophes!) de Philippe Beck et dans « Sous peine de dire » de Guy Beausoleil, autant de grincements de dents et de claquements d’os qui sonnent à nos oreilles non plus comme une alarme annonçant quelque fin proche mais comme la rumeur vagabonde ou le bruissement de fond qui nous avertit à chaque instant, dans le ricanement secret des mots les plus troubles, que rien ne s’arrête jamais, étant perpétuellement remis en branle par la parole. Tout commence par le cri de l’enfant, auquel le bruit du poème ferait écho, nous explique Jean Royer dans « La voix antérieure », cette pré-parole de la plus haute antiquité dans laquelle s’annonce « L’invention de l’homme », nous dit Nicole Caligaris, où l’on entend l’espèce de re-commencement du monde dont Jacques Rancourt nous rejoue l’étonnante musique sur un mode parodique dans son poème intitulé « …et les étoiles du firmament », grand dais de lumière aujourd’hui assombri qui surplombe de loin « l’arbre à lendemains » dont nous parle à son tour Cristina Montescu. Walter Benjamin disait du poème qu’il est un « avertisseur d’incendie » : disons que les sirènes et les gyrophares qu’il fait tourner dans les têtes projettent les sons et les images les plus grinçants ou les plus percutants qui donnent l’impression d’entendre le premier cri ou le grand rire que provoquent seuls les commencements dont on ne sait pas encore ce qu’ils sont vraiment… qu’on prend parfois pour une vraie fin.
On survole notre histoire dans une sorte de « suite aviaire », comme nous invite à le faire Patrick Nicol, ou l’on se contente d’« Errer au-dessus des rails » de sa propre vie, comme fait François Rochon, tout en évoquant la voix haute, forte, tonitruante de feu « gaston miron », à l’instar de Jean-François Poupart, ou en inventant un monde alternatif, tout entier traversé de rires nerveux, comme dans « Les Baldwin récidivent » de Serge Lamothe, où nos petites angoisses se muent en terrifiantes moqueries… Mais on peut aussi, comme Émile Martel, l’auteur admirable du Dictionnaire de cristal et de Humanité, nouvelle tentative, creuser en dessous de sa chaise dans la masse accumulée de ses propres écrits, en visant une date précise, celle du « 15 septembre », pour en tirer cette longue carotte de temps perdu qu’on appelle poème ou bien récit, dans laquelle on peut découvrir, comme ces savants qui creusent dans la calotte glaciaire à la recherche des lointaines origines de la planète, les secrets les plus enfouis de ses propres re-commencements, de ses morts minuscules dont on ressuscite à répétition, qui font que rien n’est jamais fini : « L’éternité, c’est jamais, c’est hier. C’est pas assez et je m’insurge », cette insurrection ayant pour nom littérature… Le poème sonne et résonne de siècle en siècle même s’il fait face, en chaque mot ou en chaque silence, au mur du temps ou à l’horizon de la fin, qu’il franchit à chaque instant grâce à l’inépuisable force de son élan.
C’est cet élan qu’on sent aussi dans l’œuvre multiforme de Christine Palmiéri, entre vidéos, installations et photographies, où des corps tombent et lévitent en même temps, s’étendent au sol pour mieux planer dans le vent, au-dessus d’un monde où les choses croulent de rire dans le bain de leurs propres larmes. Depuis Le bain (Centre Expression, Saint-Hyacinthe, 2002) jusqu’à L’être des objets : la chute d’Ataentsic (Centre Grave, Victoriaville, 2010) en passant par Sept jours de recréation (Museo de la Ciudad, Querétaro, 2008), l’artiste met en scène l’épopée commune des choses et des personnes aux prises avec un destin auquel elles échappent en s’envolant ou se précipitant dans leur propre « vide », celui que leur âme à la fois exaltée et profondément désespérée creuse dans leur chair, leur vie, leur être. Notre histoire est en « chute libre », comme celle des choses sous l’effet de la gravité, mais c’est chaque fois la « liberté » reconquise, bien davantage que l’acte de « tomber », qui donne son sens à cette « réinstallation » ou à cette « recréation » du monde où l’artiste se met en jeu, libérant en elle un tel élan ou une telle vivacité qu’elle peut s’envoler par-dessus même la fin des temps…
C’est bien ce que fait Émile Martel quand il écrit : « Si je réunis en un seul moteur la petite énergie dégagée par le dernier souffle de tous les humains qui soient jamais morts, je fais éclater hors de l’univers cet étonnant cimetière que nous habitons, que nous cultivons, que nous arpentons en croyant que nous y inventons quelque chose ou que nous en faisons progresser les risibles habitants vers quelque chose qui n’est pas la mort. L’éternité! L’éternité? » C’est ce que Jean Daive suggère également en écrivant tour à tour : « L’histoire est une descente à l’agonie. / Enfanté / pour être détruit — / l’homme / à une branche / elle inscrit sur la terre / les constellations et les fantaisies de nature / des fatalités planétaires » et « Des particules brillantes / s’élèvent / autour de nous / qui dormons / en étincelles et en demi-sons ». Voilà le ton, la clé de ce numéro : des particules brillantes de demi-sons ou de demi-sens qui s’élèvent en une constellation de mots au-dessus des fatalités planétaires et de l’histoire à l’agonie…
– Pierre Ouellet