CONFIDENCES, CÉLÉBRATIONS, RETENTISSEMENTS
« Combien d’envies, de projets, de pensées s’élaborent dans le secret d’une conscience obscure, dans l’ignorance même qu’a le sujet de ses propres désirs, de ce qui se trame discrètement en lui ? Quelle maturation se fait en moi sans moi et parfois malgré moi, dont le commencement m’échappe mais dont je suis le mouvement? » La philosophe Claire Marin, en s’interrogeant ainsi sur cette conversation plus ou moins secrète que l’on entretient avec soi-même par-delà les éclats d’existence qui surgissent de façon plutôt brouillonne, chaotique, imprécise sur la ligne du temps, pourrait signaler les différentes dynamiques qui occupent la conscience de celles et ceux qui apparaissent dans cette nouvelle édition de la revue Les écrits. Et comme le souligne la philosophe de l’intime, c’est peut-être que le sujet écrivant vit dans l’ignorance de ses propres désirs, qu’il a besoin d’un support, d’un objet transitionnel, d’un souvenir-écran. Ou, comme le dirait la psychanalyse, qu’il a besoin d’un Autre, en de précieux « regards et jeux dans l’espace », sous la forme de mises en scène ou d’images captées sur le vif traversant la mémoire, pour que tout à coup apparaisse un peu de lumière sur ce qui se trame.
Élise Turcotte, notre écrivaine en résidence, qui vient de faire paraître Autobiographie d’une autre (Alto, 2023), se tourne à nouveau vers les images, cinématographiques cette fois, en s’adressant à Agnès Varda. Elle revit, à même quelques scènes recueillies dans l’œuvre de la cinéaste, un deuil toujours pour elle difficile à raconter, ne se consolant pas d’être aux prises avec des rencontres manquées ou des mots manquants.
Betty Goodwin aurait eu cent ans en 2023… tout comme Riopelle et Sullivan, dont on a beaucoup parlé. On l’a un peu oubliée. Artiste multidisciplinaire, elle est, aux côtés des Borduas, Pellan, Molinari, l’une des grandes figures de l’histoire de l’art, comme l’affirme le commissaire et critique d’art Gilles Daigneault.
Martine Audet et Paul Chanel Malenfant se tournent vers les toiles de Betty Goodwin, s’y plongent, en épousent la matière et la manière pour mieux mettre en lumière d’intimes retentissements. Martine Audet cultive ses souvenirs, reconnaît dans ce que lui donne à voir la peintre effacement et griffure, mais aussi « le secret des sexes », une « histoire sans réponse ». Elle se montre appelée à corriger ses impressions premières comme s’il lui importait d’écrire une autre version du regard, « autre mesure / Du monde / À creuser / Pièce par pièce ». Paul Chanel Malenfant pense reconnaître, quant à lui, taches, cicatrices et morsures dans les toiles qu’il observe, en particulier la série des Nageurs et des Print Vests. Complice pleinement dans sa lecture de ce qui lui apparaît comme une véritable écriture, il notera les liens entre les mots nage et naufrage et mettra en relief « l’insoutenable silence des choses », « la fatigue des matières », soulignant un monde qui oscille entre fluidité et opacité à même des peaux paradoxales, occultes, lascives.
Autre anniversaire : en 2023, le film Pour la suite du monde de Pierre Perreault a eu soixante ans. Et cela fera vingt-cinq ans en 2024 que le cinéaste et poète nous aura quitté.e.s. Louise Bail raconte la genèse de ce film culte qui dit l’appel du fleuve, chez quelques figures marquantes de l’Île-aux-Coudres comme Louis Harvey et Alexis Tremblay, à même une parlure riche de son savoir. Les jeunes et les moins jeunes se batailleront comme lorsque s’opposent la fougue et l’impatience des uns à l’expérience et au savoir-faire des autres.
En face de la matière, qu’on s’adonne à une promenade en forêt (Maryse Pellerin) ou qu’on se livre à ses propres confidences de lecteur (Samuel Bidaud), qu’on s’applique à bien faire la dernière toilette de quelqu’un qui vient de mourir (Laure Gisbert) ou à profiter pleinement d’un voyage en famille (Ivan Salamanca), le désir flotte et se déplace, s’éloigne et se reconstruit. On se dit avec Jean-François Bernier qu’on a affaire à la « fabulation des âmes », avec Christophe Condello qu’on est en quête d’une « réelle différence / dans l’étreinte insoumise des jours ». Félix Racine laisse entendre qu’on peut avouer comme elles et eux un goût de la matière, en sachant bien que la rencontre se vivra comme fracas, éclaboussure, affolement et que tout tendra à se défaire et à se redéfinir. Avec F. Peli, « il fallait que quelqu’un soulève [cette réalité], la sorte de son quotidien ».
Peut-on dire qu’on est encore dans la matière quand on pousse les possibilités du virtuel avec l’intelligence artificielle (IA) ? Dany Boudreault a réuni autour de lui des écrivain.e.s, dramaturges, qui s’y sont confronté.e.s. Belle occasion d’interroger avec Maxime Carbonneau, Laurence Dauphinais, Bertrand Gervais et Karoline Georges les liens plus ou moins conflictuels ou enthousiasmants que cette avancée technologique entretient avec la création littéraire en particulier. Impossible par ailleurs de prétendre tenir ici des propos définitifs. La revue propose plutôt d’appeler Incursions cette entrée qui ne lui est pas habituelle, qu’elle imagine comme un court séjour.
Bonne lecture,
L’équipe des Écrits salue Dany Boudreault qui a œuvré, avec ferveur et intelligence, au sein de la revue à faire rayonner la littérature et surtout à y ramener les textes dramatiques. Il a notamment travaillé à la mise sur pied du prix Jacques-Crête. Souhaitons également la bienvenue à deux nouveaux membres du comité de rédaction : l’écrivaine Frédérique Bernier et le comédien et auteur François Édouard Bernier.
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Gérald Gaudet, au nom du comité de rédaction composé de François Édouard Bernier, de Frédérique Bernier, de Micheline Cambron, de Marie-Ève Leclerc-Parker et de France Mongeau.
[1] Claire Marin, Les débuts. Par où recommencer ?, Paris, Éditions Autrement, Coll. Les Grands Mots, 2023, p. 73.
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