FRAYER UNE TROISIÈME VOIE

« J’hésite entre deux attitudes : considérer la planète comme ma maison – un foyer et un jardin, chers et familiers – ou comme une dure terre d’exil sur laquelle nous ne serions que des hôtes de passage », écrit Annie Dillard dans Apprendre à parler à une pierre. Entre ces attitudes opposées dont la perception des lieux renvoie aux images bibliques de l’Éden et de la terre de Caïn (la maison ou l’exil, l’enracinement ou l’errance, le familier ou l’hostile), il se pourrait bien que les textes de Dillard, comme ceux de ce numéro d’automne des Écrits, n’invitent pas à choisir. Peut-être s’agit-il en effet plutôt de frayer une troisième voie, celle de l’hésitation, justement, qui rendrait attentif à des manières encore inédites, encore à inventer, de l’habiter ?

Ainsi, Élise Turcotte, que nous accueillons pour le premier texte de sa résidence en nos pages, décrit-elle minutieusement les images qui peuplent son environnement de travail. Les lieux de l’écriture se révèlent ici densément habités : souvenirs de voyages, portraits d’auteurs, objets hétéroclites glanés ici et là jonchant les tablettes de bibliothèques déjà bien remplies d’histoire. Comme si pour « apprendre à voir » autrement à travers l’écriture, il fallait d’abord savoir se créer un espace intermédiaire où séjourner, « un espace qui n’est ni dehors ni dedans », comme le précise l’autrice de L’apparition du chevreuil.

Esquissant une fine cartographie des corps, des esprits et de leurs interactions, les fragments de Sarah-Louise Pelletier-Morin posent la question de L’origine de la tendresse, alors que chez Geneviève Boudreau Une seule abeille suffit pour qu’un monde s’ouvre. Dans le parfait entrelacement de vers botaniques et de proses entomologiques, on apprend patiemment « la composition de l’herbe sous ses pieds » pour trouver enfin sa place silencieuse « parmi les êtres sans nom ».

C’est bien de l’incapacité à sauvegarder un espace bien à elle que souffre pour sa part la narratrice du récit Dévotion de Julie Dugal, où se révèle que la demande d’amour se confond parfois avec une féroce dévoration. Le vampirisme est aussi au coeur du Chasseur de Gabriel Cholette, qui nous transporte cependant dans un tout autre décor, celui des couloirs des saunas du Village où la vulnérabilité cherche autant à se dévoiler qu’à se barder. « La nuit m’avale », annonce Kathleen Laurin Mc Carthy dont les saynètes dramatiques frappent fort pour rappeler que le dehors n’offre parfois pas autre chose qu’un espace où s’assurer que la laideur « dépasse les frontières de [son] corps ». Parce que le pays d’origine habite ses exilé.e.s longtemps après leur départ, l’immigration et ses refoulements hantent pour finir le dialogue intergénérationnel de La femme de nulle part, signé Anna Sanchez.

Et c’est aussi la voix d’un territoire multiple que célèbre le portfolio de Nadine Faraj avec ses aquarelles aux eaux vivantes et éclatées. Un territoire où le corps et le désir s’incarnent et se multiplient. Marie-Eve Beaupré, historienne de l’art, propose une riche présentation d’un choix d’oeuvres de l’artiste et nous convie à voir que « [l]e réenchantement de l’érotisme par la tendresse est une des attitudes que [l’artiste] valorise pour restaurer notre rapport à la nature, notamment à la nature humaine ».

Dans Le laboratoire de l’écrivain.e, dont France Mongeau nous présente ici les textes de la sixième édition, l’artiste Annie Conceicao-Rivet ainsi que les auteurs et autrices Gérald Gaudet, Diane Régimbald, Sébastien Hamel et Michael Delisle se sont réuni.e.s autour du thème de la vulnérabilité des territoires. « Défricheurs de signes », leurs essais, notes et récits révèlent les liens profonds qui ancrent une écriture dans des lieux, aussi bien rêvés que concrets, pulsionnels qu’historiques, et la mouvance des corps qui s’exposent, déclinent ou se dérobent parfois à la vue pour exister autrement. « C’est dans la rencontre soudaine ou progressive avec ses défaillances, ses incapacités, les limites de son déploiement vital, c’est dans ce que la confrontation avec la résistance, plus ou moins violente, que l’extérieur oppose à sa capacité d’action, et dans ce que cette confrontation peut générer en lui de frustration et de douleur, que le vivant entrevoit, souvent – au moins dans un premier temps – dans la déception et le refus, sa vulnérabilité consubstantielle », comme l’écrit Éleusis, dans ses fines observations sur les textes de ce laboratoire.

— Frédérique Bernier, au nom du comité de rédaction composé de François Édouard Bernier, Micheline Cambron, Gérald Gaudet, France Mongeau et Marie-Ève Leclerc-Parker.