REGARDER DROIT DEDANS
En glissant ma main sur son dos, je caresse le relief de son ossature. Je peux lire sa fin en braille sur son corps décharné. Il s’appelle Figaro. C’est un vieux matou de quinze ans que j’ai rencontré cet hiver lors d’un séjour à Stockholm. Son maître Johann savait qu’il était mal en point. Il avait toutefois espoir que sa vie s’étirerait au-delà de mon séjour. Ce ne fut pas le cas. Au bout de sept nuits, j’ai veillé Figaro, le voyant graduellement passer d’un état à un autre.
Des photos encadrées dans l’appartement laissaient deviner sa vie par fragments et la place privilégiée qu’il avait dans le coeur de son maître. Quelques heures avant que tout ne soit terminé, j’ai fait un appel vidéo avec Johann. Après avoir posé le téléphone au sol à côté de Figaro, j’ai quitté furtivement la pièce, laissant mon hôte et son compagnon se faire leurs adieux. Des au revoir virtuels qui s’inscrivaient étrangement bien dans une sorte de désincarnation chronique de nos relations. La vie comme la mort se dématérialisent. Même nos liens animaliers s’en trouvent affectés.
Cette histoire anodine de deuil domestique me semble dialoguer avec les textes de ce numéro. Dans le premier de ses trois carnets en résidence, Nicole Brossard propose un texte sur la mort, la nostalgie, l’effritement de la vie intérieure. L’écrivaine cherche à reconstituer le corps et l’histoire par l’écriture :
Maintenant tu veux savoir
où va mon présent
dessine les yeux
le crâne la lumière
une brève narration d’aven
Parmi les textes proposés, le deuil occupe une place importante. On regrette une personne, le passé, on souhaiterait avoir pu dire ou faire quelque chose de différent, on cherche à protéger le souvenir de ce qui a disparu. Michel Arseneault, Andrea Moorhead, Jean-Jacques Camy, Marc-Olivier Lavoie et Cristina Moscini évoquent tou.te.s la perte ou la nostalgie sans verser dans l’idéalisation. Elles et ils semblent avoir en commun une sorte de paix et de résilience. Une reconnaissance du chemin parcouru malgré les difficultés et la douleur.
Jean-Claude Charlebois, Judith Lewi et Vincent Fournier-Boisvert offrent une perspective différente. Dans la courte pièce de Charlebois, le rapport au monde s’incarne dans l’objet. Le deuil prend la forme d’une volonté, vaine sans doute, de minimalisme. Comme si le dépouillement matériel allait libérer l’esprit. Avec Lewi, nous suivons le parcours d’une femme atteinte de maladie mentale, obsédée par cette phrase : « Rien n’existe, ni vous ni moi. » Fournier-Boisvert, quant à lui, fait le récit surréel d’un auteur troublé par la présence étrange d’une personne en situation d’itinérance dans son jardin.
Les textes issus du Laboratoire de l’écrivain.e sur le thème Les faits minuscules, présentés par France Mongeau, s’inscrivent dans cette relation du monde avec la vie domestique, quotidienne. Le petit devient immense. Les objets, les gestes, les émotions portent les mondes de Carole David, Hélène Laforest, Charles Sagalane, Eric Dupont et Alexandre Morin.
Célébrant le travail de Paule Baillargeon, le portfolio, présenté par Gilles Jobidon, nous rappelle que l’artiste conjugue son art au présent. Baillargeon se fait exister et s’éternise à travers sa création.
Johann, mon hôte suédois, me dira plus tard qu’il ignore comment il va vivre sans Figaro. Toute leur histoire ensemble, celle du quotidien, celle des déménagements, des amours, des ruptures, des fêtes, des soirées à regarder la télé, hante l’appartement. À cet instant, pour lui, il n’y a de futur que le passé.
Lorsqu’on regarde droit en dedans, les temps se rassemblent. Le présent et le passé dialoguent, imaginent des futurs possibles et nous aident peut-être à nous aventurer davantage sur le chemin incertain, parfois effrayant, de l’avenir.
Bonne lecture.
François Édouard Bernier, au nom du comité de rédaction composé de Micheline Cambron, de Jean-Marc Desgent, de Gérald Gaudet et de France Mongeau.