SUR-VIVRE
Nous entendons des craquements ici et là,
mais ils proviennent sûrement d’un autre univers
puisque le nôtre bat son plein, assourdissant
de vie.
Et puis soudain, les craquements exagèrent
leur ampleur, nous arrachent à notre tourbillon
d’activités essentielles. […]
Notre forteresse est en train de se fissurer.Monique Proulx
« Comment disparaît-on? », se demande Monique Proulx en pensant à Berthe Simard, la voisine de Gabrielle Roy à Petite-Rivière et en reconnaissant d’emblée que « c’est par les autres que l’on disparaît d’abord ». Et c’est avec les autres, semblent se dire pour leur part Danielle Dubé, Yvon Paré, et quelques écrivain.e.s de la Sagamie réuni.e.s pour ce numéro, que l’on se sent vivre pleinement à même des paysages et des gens apparemment faits pour cela : « se réjouir », « célébrer ». Et se rencontrer. Et s’aimer.
Disparaître, célébrer. Ces deux mouvements du cœur et de l’esprit pourraient-ils toucher les fondements même de ce que peuvent vouloir encore dire vivre ensemble, être au monde avec les autres, au cœur du vivant et de ce qui fait notre humanité? Quand, à coup de décrets, sont mises à mal les possibilités de savoir, de témoigner et de circuler à même l’équité, l’inclusion et la diversité, comment sur-vivre?
Crise de civilisation, crise du désir, crise du langage. « Tout ce qui nous tenait lieu de monde » et qui venait avec la décence, le respect et la parole tenue, entre autres avec nos œuvres d’imagination, tout craque, se fissure, se défait comme ce que l’on croyait gagné à force de batailles et d’exigence de hauteur. Et pourtant.
Telle l’étoile, on s’accroche et par là, on est capable de « touche[r] encore l’essence de la vie », entre promesse et abandon, entre perte et migration, entre la peau et les risques du hasard. Même s’il peut arriver qu’on fasse le même constat que Roland Scheiff et qu’il puisse être vain d’espérer; ou, comme l’être persane, que l’on mesure ce que la rencontre peut porter d’illusion : l’autre avait fait penser qu’il pouvait être pays, maison, famille.
Que l’on cherche à s’inventer hors de l’enfance, comme le fait Alizée Goulet; que l’on rende hommage à un écrivain autant aimé que Michel Tremblay, comme le fait Raymond Paul en reliant cet univers dramaturgique et romanesque aux tragédies anciennes; ou encore, que l’on veuille s’accrocher « à une branche par la peau du cœur », tel que le propose le texte de Joëlle Boily, on peut, à la façon de Lola G., vibrer jusqu’aux sources charnelles d’une lettre dans l’alphabet arabe, « une lettre qu’on appelle « ‘Ayn – ع. Un son brut […] tout chargé de sédiments » avec lequel on « retourne au son d’avant le son ».
En allant aux sources de ce qui nous fait penser, aimer, vivre, en osant la complexité, la profondeur et le sens de l’autre, ne résistons-nous pas aux discours simplistes, réducteurs et toxiques? Nous devenons alors poreux, comme les genres (littéraires). Ainsi, en étudiant l’« anatomie d’un mariage », Vera Piros donne au poème une forme théâtrale qui met en jeu la confiance que l’on a en soi, en l’autre, en la vie et que l’on transmet ou pas. Jean-Sébastien Huot accorde au poème la forme d’une lettre, plus ou moins brisée, qu’il adresse au poète-chanteur Ian Curtis et reconnaît en lui un homme « dont les pensées naissent et se perdent dans la solitude ».
Cette porosité des genres et des apprentissages, Marie-Eve Beaupré la relèvera chez l’artiste Carol Wainio dont les œuvres sont accueillies ici : « Conscientisée sur les enjeux environnementaux et politiques, la peintre est profondément investie dans une réflexion qui entrelace l’histoire et les représentations des rapports humains en société. Sa peinture est une manifestation fertile, discursive et régénérative, qui composte des récits anciens pour aborder les grands enjeux qui nous sont contemporains. »
La notion d’entrelacs se trouve également dans le texte de Sarah Clément, lauréate du Prix Jacques-Crète de cette année, qu’Édith Patenaude, la présidente du jury, présente ainsi : « La route est rocailleuse et inspirée. En passant par la blague, l’insulte, la réminiscence, la déclaration d’amour, Anna trace les contours d’une amitié qui sauve, qui est comme l’extension de soi, qui n’a aucune valeur marchande et qui, pourtant, donne toute sa saveur à la vie. »
Enfin, ce numéro propose un troisième et fort beau carnet de notre écrivaine en résidence, Monique Proulx. Une dernière incursion dans la part complexe et lumineuse de la fabrication du personnage de Flora. Nous la remercions très chaleureusement de nous avoir fait entrer dans son univers de romancière. Pour notre bonheur, Nicole Brossard lui succédera dès le prochain numéro.
Allons-nous disparaître? Nos œuvres créatrices nous disent qu’il nous est encore possible de tenir malgré les menaces qui planent et que nous ne pouvons avoir dit notre dernier mot. Par un ultime sursaut de l’imagination, comme si nous nous trouvions au bord de la catastrophe, nous serons capables de vivre encore, de sur-vivre, de vivre en plus.
Bonne lecture,
Gérald Gaudet, au nom du comité de rédaction composé de François Édouard Bernier, de Micheline Cambron,
de Jean-Marc Desgent et de France Mongeau.