Les écrits fêtent leurs 60 ans. C’est un rite de passage, un rite d’initiation, parce qu’à tous les dix ans, à chaque passage de décennie, les choses renaissent, se ré-initient : on célèbre ce genre de retour ou de remise à zéro pour marquer le caractère cyclique de notre temps… La roue tourne, revenant sur elle-même à chaque cycle, repassant par les mêmes points, jamais le point final, toujours un point initial, d’où tout repart à nouveau. On a donc profité de cet anniversaire pour faire le point : d’où venons-nous? où allons-nous?… comme dit Gauguin. Nous avons mis en piste, en deux volumes1, une quarantaine d’écrivains, en duo ou en tandem, leur demandant de se « passer le témoin » de la parole sur ce grand cycle du temps dans lequel nous tournons, non pas en rond, comme disent les malveillants, mais en trombes ou en cyclones, en spirales et en tornades, en toutes sortes de figures qui déplacent de l’air, font du vent, soulèvent ici et là des tempêtes d’idées, d’images et d’émotions, de petits maelstroms d’affects… des orages de beaux temps.
Brasser le temps, rebrasser les cartes de l’histoire, remuer la mémoire de fond en comble, agiter le rêve et le réel, les mélanger si intimement qu’on ne voie plus la différence entre eux, comme entre l’origine et la fin, le passé et l’avenir, les jeunes et les vieux, qui ont tous le même âge : L’âge de la parole, comme dit Roland Giguère, l’âge des Écrits, celui de la pérennité, car les revues ont ce privilège de rester jeunes toute leur vie… La nôtre n’est pas plus vieille qu’au moment où Jean- Louis Gagnon et quelques autres lui ont donné naissance en 1954, où tour à tour Paul Beaulieu, Jean-Guy Pilon et Naïm Kattan lui ont redonné vie au cours des décennies qui ont suivi et à celui où j’en ai hérité de leur main il y a un peu plus de cinq ans comme s’il s’agissait d’un nouveau-né… et je vais bientôt devoir passer le bébé, dès qu’une mère ou un père adoptif se présentera, avec la même envie de recréer à nouveau un être de parole qui exige le même soin et le même amour qu’un être de chair bien qu’il soit de papier et bientôt de pixels.
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Mais je ne veux plus parler des Écrits. Je l’ai trop fait au cours de cette année charnière. Je veux « faire parler » Les écrits, donner la parole à ceux et celles qui ont accepté de se « passer la parole » dans ce deuxième volume qui rend hommage à l’histoire de la revue, comme on l’a fait depuis plus de soixante ans, d’Anne Hébert et Marie-Claire Blais à Carole David et Jocelyne Saucier, d’Alain Grandbois ou Jacques Brault à Paul Chanel Malenfant et Serge Patrice Thibodeau, de Jean LeMoyne ou Pierre Vadeboncœur à Georges Leroux et Sophie Cadieux ou Sébastien Ricard et André Ricard, etc., en une course de relai qui a le plus souvent l’allure d’une promenade, d’un vagabondage, d’un compagnonnage le long des routes ou au milieu des champs, même si les auteurs ont dû se limiter ici à quelques pages seulement, en un sprint apparent qui a toutefois l’effet d’une authentique randonnée. Le temps est élastique : les soixante ans de la revue furent un instant, le quelques brefs moments que chacun nous fait passer dans ces pages vaudront pour nous une éternité…
Passage de témoins, dit le titre de nos deux numéros-anniversaires… car nous sommes des « témoins de passage » autant que des « passeurs de témoins ». Tout passe, mais le passage reste. La passation est une passion, aussi durable ou résurgente que le désir… Elle renaît comme la revue à chaque numéro. La chaîne de paroles qu’on va parcourir n’aura donc pas de fin… des échos suivront, qui la relanceront. On fête l’avenir de la revue autant que son passé : on célèbre l’imagination encore, qui embrasse ce qui vient, autant sinon plus que la mémoire déjà, chaque souvenir nous rappelant moins le passé qu’il n’appelle de nouvelles remembrances que le futur nous réserve.
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La revue est à l’image des œuvres qui illuminent ses pages : vive, colorée, inventive, expressive, pleine d’élans en tout genre, d’exultation, d’indignation, d’une jeunesse inépuisable, d’une maturité qui n’exclut pas la fraîcheur, l’ingéniosité et l’ingénuité mélangées, à l’instar de l’œuvre des deux artistes du pré- sent portfolio, qui forment une sorte de duo qu’une filiation esthétique unit, tous deux séparés par un peu moins d’une génération mais liés par des préoccupations similaires pour l’aménagement formel et thématique des territoires imaginaires que l’art ne cesse de créer ou de réinventer tout au long de son histoire. Les analogies ne manquent pas entre le travail de l’aîné, Martin Bureau, et celui du cadet, Hugo Bergeron, qui redessinent tous deux la carte de notre monde intérieur et extérieur en en déplaçant ou repoussant les frontières, ré-esquissant l’horizon de nos espaces vitaux à grands coups de gestes colorés et texturés, d’une grande liberté et d’une grande agilité, où l’adresse technique rejoint avec grâce l’aisance expressive, la rigueur formelle rencontre la vigueur des sensations les plus exaltantes qu’elle fait surgir. Si le premier explore les territoires mythiques et exotiques de la Chine ancienne ou contemporaine et le deuxième arpente les no man’s land urbains ou périphériques sur lesquels poussent les immeubles sans mémoire dont notre avenir semble peuplé, l’un et l’autre cherchent à montrer que l’espace et le temps de l’art, à l’instar de tout univers narratif ou de tout monde poétique, se réinventent à chaque génération dans la continuité du pas à pas par lequel nous sillonnons le réel et son histoire en y laissant les traces multicolores de notre passage… tel un jeu de pistes énigmatique qui invite à en suivre l’inextricable lacis jusque dans nos rêves les plus inventifs. Fêter l’anniversaire des Écrits, c’est rêver des premiers élans du passé comme si c’était toujours une promesse d’avenir.
– Pierre Ouellet