Eros, philia, agapè : de nombreux mots grecs disent l’amour, le désir, le sexe. La dernière Rencontre québécoise internationale des écrivains, dont nous publions ici la conférence et l’allocution inaugurales, prononcées respectivement par Suzanne Jacob et André Roy, avait pour titre Éros et ses fictions : la réflexion y était axée sur le « plaisir corporel », le « désir sexuel », l’« amour physique », mais les propos qui y ont été tenus, comme en témoignent les textes des deux auteurs qu’on va lire dans ces pages, n’ont cessé de dériver vers toutes les formes d’attrait, d’appétence, d’inclination, d’affection, d’attachement, de pulsion et de passion auxquelles sont liés l’acte d’écrire et la pratique de la fiction. Une « logophilie », une « éropoïèsis », des « agapes verbales », où le désir d’écriture et l’amour de la parole semblent le dénominateur commun des multiples incarnations d’Éros dans la fiction, voilà sans doute ce qui est ressorti le plus clairement de ces journées où les « figures » de l’« amour » et les « façons » du « désir » ne sont apparues que sur le fond du langage qui les porte et leur donne sens. Suzanne Jacob conclut sa réflexion en disant que c’est le branle des langues et le battement de la parole qui engendrent Éros en répétant encore et encore : « Entends ce que tu écoutes, écoutes ce que tu entends » – « ce que l’autre entend [ou donne à entendre] et vers quoi nous tendons nous érotise, nous fait flamber », précise-t-elle. Cette tension est aussi ce que cherche André Roy quand il affirme, avec Roland Barthes, qu’il faut « parler de l’érotique en grammairien et du langage en pornographe » : « le fantasme dicte, la pensée indique, un brin d’amour (de sentiment) se glisse; alors l’œil, la bouche, la main, l’organe sexuel écrivent : ce serait le moment idéal d’une érotisation de l’écriture de fiction »… on pourrait dire aussi d’une fictionnalisation ou d’une inscription poétique du désir et de l’acte sexuels.

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Désir de dire, passion d’écrire : désir de l’autre, passion des corps – pulsions sexuelles et textuelles se mélangent si intimement que la fiction érotique devient une érotique de la fiction où l’imagination amoureuse et la créativité propre au désir font un avec l’inventivité verbale. C’est ce dont témoigne tout le numéro, notamment dans les fictions sexuées de Jean Pierre Girard et Jacques Abeille, les essais sur l’amour de Bertrand Leclair et Yannick Haenel, les poèmes désirants de Marie-Josée Charest et ceux, jubilatoires, de Judith Lefebvre. Ce numéro accueille également deux grands poètes du monde francophone, Lionel Ray et Henri Deluy, qui ont profondément marqué l’imaginaire de la parole par leur désir irréfrénable d’embrasser le monde dans la langue et d’étreindre chaque chose dans son nom. C’est ce que cherche aussi Jacques Abeille, auteur du Cycle des Contrées, dont les deux premiers tomes, Les jardins statuaires et Le veilleur du jour, sont d’authentiques chefs-d’œuvre dont on n’a pas encore mesuré la portée, pas plus que celle des grands récits érotiques qu’on lui doit, comme En mémoire morte ou La clef des ombres : les deux textes brefs qu’il nous donne ici, accompagnés de deux images imprégnées de désir, sont une pressante invitation à le lire.

Des poètes majeurs comme Gilles Cyr, Jean-Marc Fréchette, Hélène Dorion, Diane-Ischa Ross et Benoît Jutras, auxquels s’ajoutent les voix nouvelles et prometteuses de Marie-Josée Charest et Judith Lefebvre, nous font entendre les « résonances » et les « harmoniques » d’un « accord fondateur », dirait Suzanne Jacob, qui nous aimante au plus profond, nous magnétise et nous attire dans « une étreinte avec l’autre qu’on n’est pas ». Les récits de Maurice Henrie et d’André Lamarre, qui mettent en mots un exotisme que leur langue exprime davantage que le décor de leurs fictions, s’ajoutent à celui de Jean Pierre Girard – dont nous avons déjà publié deux chapitres dans notre numéro 128 –, où il poursuit sa quête effrénée d’un amour qui se réveille enfin du coma prolongé où l’existence quotidienne le plonge. Yannick Haenel et Bertrand Leclair sont aussi des auteurs que nous avons déjà publiés dans les Écrits : ce sont deux des écrivains les plus importants de leur génération, que la pratique de l’essai au plus près de la fiction conduit sans cesse aux frontières poreuses du désir et de la pensée.

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L’œuvre peinte et sculptée de Garen Bedrossian accompagne les textes de ce numéro. Né en Arménie en 1952, il vit et travaille à Montréal depuis 1987. Formé au Collège des Beaux-arts d’Erevan puis à l’Académie des Beaux-arts de Saint-Petersbourg, il est l’un des artistes les plus connus et reconnus dans son pays d’origine, où le Musée d’art moderne d’Arménie lui a consacré une importante exposition rétrospective en 2010. Il a eu plusieurs expositions solo et participé à de nombreuses expositions collectives au Canada et en Amérique, depuis celle qui a eu lieu à la Galerie Simon Blais en 1992 jusqu’à celle que lui a dédiée le Manougian Museum de Détroit en 2006. Ses personnages et ses paysages, qui sont « plus » que des humains et des morceaux de nature, montrent à la fois l’intense jubilation du vivant le plus libre, sensible dans la vibration des couleurs et l’arabesque des lignes, et la terrible inquiétude qui imprègne les mondes extérieur et intérieur dans lesquels nous vivons en exil, loin des origines paisibles que l’histoire et l’évolution de la planète ne cessent de troubler. Ils font entendre à leur façon « cet accord premier qui tient en échec le sinistre appel du lieu sans feu ni lieu où il serait dans la jouissance de n’être rien, d’être aucun être, et de devoir être ce rien sans jamais chercher l’étreinte avec l’autre » (Suzanne Jacob) : on est étreint par la couleur, on est embrassé par des formes qui désirent notre regard, attirent notre mémoire, attisent notre pensée… aiment notre humanité, mais lucidement, dans le « dur désir de durer ».

– Pierre Ouellet