Si quelque chose noir. C’est là le beau titre d’une des plus fortes séries photographiques d’Alix Cléo Roubaud, née Blanchette, à Mexico, de parents québécois. Et c’est aussi, amputé du Si, celui d’un des plus beaux livres de Jacques Roubaud, avec qui elle a partagé les dernières années de sa courte vie. Celui-ci écrit – dans Quelque chose noir, donc, paru trois ans après la disparition de sa compagne – « Je ne t’ai pas sauvée de la nuit difficile1 », puis il ajoute : « Dans tous les moments évidents je t’ai cherchée. Aussi dans de ténus interrègnes. Cherchée qui? où es-tu? qui? qui, n’a plus de sens ni quoi (sans nom, dans nulle langue)2 ». Ce sont ces moments ténus qu’il tente toujours de saisir dans les pages qu’on va lire ici sous le titre de « Souvenir : journal (1983-2003) », où il recense dans le « sans-nom » et la « nulle-langue » ces instants-interrègnes qui appartiennent au « sens du passé3 »… comme on parle du « sens de l’orientation » ou du « sens de la vie ». Alix Cléo est morte le 28 janvier 1983, d’une embolie pulmonaire, après avoir souffert d’asthme depuis sa petite enfance. Un an plus tard paraissait son Journal4, accompagné de quelques-unes de ses plus singulières photographies, qu’on venait d’exposer aux Rencontres internationales d’Arles à l’été 1983, et auxquelles le cinéaste Jean Eustache avait consacré un film, Les photos d’Alix, quelques années auparavant, en 1980, peu de temps avant sa propre disparition. C’est sous le signe du « disparaître » que l’oeuvre écrite et photographique d’Alix Cléo Roubaud s’est élaborée puis s’est offerte aux autres, à ceux qui lui survivent, comme en témoignent les poèmes de Jacques Roubaud, ces « lettres qui ne sont pas dans les mots mais sous leur trace » et qui lui font dire : « étant sans corps, je suis sans nom ».

Nous sommes heureux de pouvoir ouvrir ce numéro des Écrits par ces « apparitions » furtives – plastiques et poétiques – qui évoquent en leur bref déploiement spectral la hantise de la perte, de l’éclipse et de l’évanouissement. Comme le souligne Hélène Giannecchini, dans son essai sur les photos d’Alix Cléo, il y a quelque chose de transparent dans ce noir que la photographe et l’écrivaine – et son amant-poète –travaillent au « pinceau lumineux » de leur mémoire et de leur imagination, quelque chose de luminescent, lueur-fossile d’étoiles mortes, qui est la manière même dont la « disparition » nous apparaît, nimbée d’» autre chose »… non pas de « quelque chose » de précis, donc, mais de ce « si » qui s’éclipse devant.

On lira à la suite de cet ensemble des poèmes de Marcel Labine, Chantal Neveu, Patrick Dubost, Jean-Louis Giovannoni, José Acquelin et Andrea Moorhead, de même que des récits ou des textes en prose de Pierre Senges, Hélène Frédérick, Louise Dupré, Frédéric Marcotte, Bertrand Laverdure et Bertrand Leclair, en plus des essais de Jean-François Dowd et André Berthiaume, qui font entendre, chacun à sa manière, des échos puissants de l’étrange sensualité du « disparaître » qu’Alix Cléo Roubaud « met en lumière » dans les oeuvres qui composent l’iconographie de ce numéro.

Nous tirons une grande fierté de la nomination récente deM. Jean-Guy Pilon comme président honoraire des Écrits. C’est un honneur pour la revue de pouvoir compter sur la présence à la fois bienveillante et vigilante d’un de ses anciens directeurs, qui fut un acteur important de son histoire, lui ayant entre autres donné son titre actuel, après qu’elle se fût appelée pendant près de quarante ans Les écrits du Canada français. Directeur des Écrits de 1994 à 2000, Jean-Guy Pilon est l’un des poètes majeurs de l’histoire du Québec, à qui l’on doit plusieurs recueils – réunis dans Comme eau retenue5 –, pour lesquels il a obtenu de nombreux prix, dont le prix du Gouverneur général (en 1970), le prix Louise-Labé (en 1970 aussi) et le prix Athanase-David (en 1984), auxquels s’ajoute le prix international de la Paix du PEN Club reçu en 1991 pour son action humanitaire. Réalisateur à la radio de Radio-Canada et chef du Service des émissions culturelles, de 1954 à 1988, il a fondé la revue Liberté en 1959, qu’il a dirigée jusqu’en 1979. Il a également été président de la « Rencontre québécoise internationale des écrivains » de 1972 à 1997 et président de l’Académie des lettres du Québec de 1982 à 1996. Membre de la Société royale du Canada (depuis 1967), officier de l’Ordre du Canada (1987), chevalier de l’Ordre national du Québec (1988) et officier de l’Ordre des Arts et des Lettres de France (1992), il est l’un des écrivains et des intellectuels marquants de sa génération. Nous sommes très heureux de pouvoir attacher son nom et sa personne non seulement à l’histoire mais aussi à l’avenir de notre revue et de pouvoir ainsi bénéficier de ses précieux conseils et de sa riche expérience dans le monde de la culture et de la littérature. Un hommage lui sera rendu par de nombreux écrivains de différentes générations dans le numéro 134 des Écrits, à paraître au printemps 2012.

 – Pierre Ouellet


1. Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Paris, Gallimard, 1986, p. 20.

2. Ibid., p. 30.

3. « Le sens du passé naît d’objets-déjà », Ibid., p. 30.

4. Alix Cléo Roubaud, Journal (1979-1983), Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1984 (réédité en 2009, dans une version augmentée et préfacée par Jacques Roubaud, chez le même éditeur).

5. Jean-Guy Pilon, Comme eau retenue : poèmes 1954-1977, Montréal, l’Hexagone, coll. « Typo », 1985.