On écrit au futur. Proche ou lointain. On destine ce qu’on dit à ceux qui plus tard l’entendront. On raconte une histoire en anticipant les fins possibles qu’elle connaîtra. On ne crée rien sans le tirer d’un avenir d’où il viendra au jour. On n’avance dans l’écriture du poème ou du roman qu’en explorant le territoire inconnu de ce qui n’est pas encore advenu mais s’annonce à l’horizon comme l’imminence de notre futur présent… Bref, la littérature n’est jamais aussi présente que lorsqu’elle se projette dans un avenir incertain où même la mémoire d’où elle vient paraît transmuée, plus inventive que l’imagination la plus débridée, plus créative que les anticipations les plus fabuleuses… Madeleine Gagnon et Monique Proulx ouvrent ce numéro par les textes des conférences qu’elles ont lues à la 38e Rencontre québécoise internationale des écrivains qui portait sur le « futur » : elles ont inauguré ces journées comme elles « inaugurent » cette livraison des Écrits en pressentant, présageant, « augurant » ce qui sous-tend le travail de l’imagination créatrice, soit la venue ou la survenue de l’Inconnu dans lequel notre présent se fraye une voie.

Les auteurs réunis ici leur emboîtent le pas. Denise Desautels parle des deuils d’Haïti en montrant que nos « mains nous précèdent » dans le secours et la consolation : « caresser / ossements, avenir, cœurs dans la paume douce », dit-elle en quatre poèmes qui tendent les bras loin devant. Kraxi (Marcel Bélanger) nous dit « L’état des traces » à l’heure où tout s’efface sauf la ligne de démarcation qui sépare la vie d’ici et toutes les autres qu’on imagine après, au-delà, en dessous ou par-dessus, comme autant de lieux « d’où l’on ne reviendra pas ». Bernard Noël se demande « comment savoir où est le trou qui nous servira d’avenir » alors que « les jeux sont faits et maintenant n’est que la suite de toujours » : l’espoir grandit et la vie se prolonge dès que « le vers s’est allongé pour se donner le temps de réfléchir son bruissement » malgré « l’avenir vomi d’avance en même temps que je / que nous que vous que tous les consommateurs du rien actuel ». Bertrand Rouby fait flotter dans la parole d’étranges « méduses » venues de Serondo, ville fantôme, ancienne ou à venir, sur laquelle plane une étrange menace qui peu à peu nous envenime, nous électrise : on entre dans un monde qui nous « méduse », comme seul l’Inconnu où l’on se reconnaît enfin arrive à le faire en nous tendant le double miroir du rêve et du souvenir. Jean-Philippe Gagnon fait rouler nos « têtes au pied du vent », avec celle d’une mystérieuse statuette de Minerve, pour qu’on puisse voir en contre-plongée la dégringolade à venir de notre Humanité, dont le poème rassemble d’avance les miettes et les gravats pour en reconstituer l’image mais de guingois. Alexis Lussier nous met en présence d’une « grive » qui ne répond plus de son nom, ni de quoi que ce soit, à l’instar de la chouette de Minerve, sinon de l’énigme sur quoi repose le poème dans le « silence absolu des choses ».

Alain Fleischer nous donne dans son « Histoire de Mimmo » une allégorie de l’Imitation à laquelle s’adonnent l’art et la fiction dès lors que la réalité elle-même n’est plus que sa pâle copie, pastiche et parodie, ersatz et simili, caricature, contrefaçon, où modèle et mimétisme se confondent aussi intimement qu’un jeune enfant et un orang-outan se « singent » l’un l’autre comme font le peintre ou l’écrivain des êtres qu’ils reproduisent. Nathalie Stephens, sortant l’Imitation du Même, confronte la traduction et l’hermaphrodisme comme les deux faces d’une seule médaille, dont le verso se retourne vers le passé du texte à traduire en des versions toujours nouvelles et le recto se tourne ou se détourne vers l’avenir encore d’une identité et d’une sexualité aux versions théoriquement infinies. Nicolas Pesquès nous place devant « La face nord de Juliau », cette colline dressée tel un obstacle sur la terre plate du temps présent, en donnant l’illusion qu’on peut la « traverser […] en utilisant une phrase », « des mots séparés par des blancs », « les merveilleux de langue / les frôleurs de volonté » qui font naître « un temps comparable au relief », une excroissance du réel où l’on sent « qu’arrive le chemin inverse » nommé parfois avenir.

Roland Bourneuf nous plonge dans les « lagunes », entre terre et mer, où des chemins tout aussi incertains nous mènent tantôt vers des îles tombales comme San Michele ou des îlots de verre comme Murano, plus proches du ciel, en fait, seule chose solide qui tienne encore sur cette terre en train de se noyer et sur cette mer qui s’assombrit, où aucun avenir ne se lit sinon celui, à écrire sans arrêt, d’un homme qui erre ou d’un navire qui dérive. Renaud Longchamps nous fait sentir dans ses « fragments », ses « bris » et ses « débris », l’énorme Fatum qu’incarne la Nature en son destin mortifère, auquel l’amour et la poésie ne cessent de résister en faisant de « la réalité […] la fille du vent » et de nous tous « des orphelins de l’infini à la recherche de l’éternité ». Jean-Claude Brochu écrit à une mère disparue pour que cette absence où il vit désormais lui dessine un avenir dans lequel l’écriture « laisse agir le silence » à travers quoi « celle qui manque » continue de lui « faire signe ».

Claudine Bertrand revient d’Afrique avec ses souvenirs bien réels et l’avenir rêvé d’un peuple qui « ébauche des histoires » encore inédites, issues de langues inouïes, qu’elle ne cesse d’entendre comme si elles émanaient à chaque instant du « tam-tam des peaux nues / [qui] brillent comme des affiches ». Danielle Fournier nous entraîne dans d’infimes voyages au bout du monde et des mots, où l’on va « les yeux en fugue », dans « un espace [qui] s’agrandit », suivant une « chanson sans paroles » qui trotte dans la mémoire avec la même vivacité que les aiguilles du Temps dont le « Passage de l’Horloge », au cœur d’une ville ancienne, fait entendre le tic-tac comme l’écho de pas qui fuient.

Nous n’avons qu’un passé, mais les « futurs » existent par milliers, comme les « possibles » que la fiction explore dans des voix et sur des tons tout aussi nombreux : je n’ai pas d’avenir, se dit-on parfois, sans doute parce qu’on en a trop. L’imagination nous en donne à profusion, sans qu’on puisse en choisir un seul comme unique réalité. C’est ce que les textes réunis ici ne cessent d’affirmer : le futur se façonne à même les rêves que nous en faisons, dans la matière du souffle, du sens, des mots dont l’histoire remonte si loin qu’elle se confond avec la mémoire de l’espèce. C’est ce que montrent aussi les œuvres de David Moore reproduites dans ces pages, notamment celles qu’il a récemment exposées sous le titre de Colère druidique, où l’on entend non seulement l’ire que soulève notre inacceptable présent mais aussi le désir quasi chamanique de le transmuter : l’art seul, verbe et vision réunis, peut être la réincarnation de ce qu’on a perdu et ne cesse de perdre, la métempsycose du « jamais plus » en « toujours encore », soit une façon de donner une « seconde vie » aux choses, une « seconde chance » à notre Humanité.

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Deux membres du comité de rédaction de la revue ont quitté leurs fonctions dans les derniers mois pour se consacrer à leurs projets personnels, tout en continuant de soutenir à distance l’aventure intellectuelle et éditoriale des Écrits. Il s’agit de Monique LaRue et de Jean-Pierre Duquette, que je salue et remercie de tout cœur, en mon nom personnel comme en celui de mes prédécesseurs et de mes consœurs et confrères du comité, pour leur apport exceptionnel à la vie de la revue. Monique LaRue a été pendant longtemps secrétaire de rédaction des Écrits, auxquels elle a aussi collaboré en tant qu’auteure à de nombreuses reprises, et Jean-Pierre Duquette, dont on peut lire également plusieurs textes dans la revue, dès le numéro 54, a été l’un des acteurs importants du renouvellement qu’ont connu Les écrits du Canada français au tournant des années 1980-1990. J’espère vivement que nous pourrons continuer à les lire régulièrement dans les futurs numéros des Écrits. Jean-Pierre Duquette rappelait en 1982, dans un article intitulé « Les “nouveaux” Écrits du Canada français », paru dans Voix et Images (vol. 8, no 1), que notre revue avait publié « à peu près tous les écrivains importants du Québec depuis la guerre », citant notamment Alain Grandbois, Anne Hébert, Jean Le Moyne, Hubert Aquin, Pierre Vadeboncœur, tant d’autres encore, dont la liste dessine en miniature l’histoire de la littérature d’ici, qui n’attend qu’une chose : qu’on lui dessine son avenir… le futur étant, comme dit Madeleine Gagnon, le temps de l’écriture et du rêve, qui sont les formes privilégiées de l’anamnèse : « survivre est l’équipage du futur, dit-elle, pourvu d’un coffre imaginaire rempli de trésors ».

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Au moment d’entreprendre la lecture des premières épreuves du présent numéro, nous apprenions la mort du poète, essayiste et romancier Marcel Bélanger, qui signe ici, sous le nom de Kraxi, des poèmes en vers et en prose tirés d’un recueil qui restera malheureusement inachevé, dont il nous a confié le soin d’extraire quelques passages pour Les écrits. Il aurait fallu tout citer de ce livre, intitulé L’ordre du dé précédé de L’état de traces et suivi de Taw, notamment ces vers : « il se laisse emporter / ruisselant / de chute en ruine », « il est sans relâche / parti / jamais pour arriver / déporté / par les courants », « il ne fut jamais / que par fuites / se rêvant arborescent / et proie il n’avait de cesse / d’affronter en lui le fauve / le démembrant / […] lui suicidé / désintégré à froid / mort rompu sec ». La fin de sa vie fut une dure épreuve : un long combat contre la maladie, qui se transforma bientôt en une étreinte douloureuse avec l’ennemie… à la recherche du kief, comme il dit dans Taw, empruntant au turc ce mot désignant « le repos absolu au milieu du jour » et « l’état de béatitude », la sieste intégrale de l’être au cœur du devenir mortifère de chacun. On finit par perdre ce combat, par être étouffé dans une telle étreinte, mais la parole prend sa revanche. Elle dit haut et fort comme dans Pierre de cécité (1962), Fragments paniques (1978), Strates (1985), La dérive et la chute (1991), Cela seul (2004) et dans Le premier puis Le second abécédaire de David Kurzy (2009, 2010) combien le temps des mots va au-delà du temps d’une vie, comment l’âge de la parole dépasse l’âge de chaque homme et en quoi le poème s’étend plus loin que l’existence, répondant ainsi à la question que le poète se pose dans l’un des textes qu’on va lire ici : « Comment pouvait-on passer de grisaille à griserie, de marais en marasmes, de mort à métamorphose […], où naître et mourir ne seront plus opposition crispée, mais concordance altérant à jamais les notions de début et de fin? ».

J’aimerais que l’œuvre de Marcel Bélanger ne connaisse pas de fin. Je l’ai entendu lire ses poèmes il y a plus de trente ans, Saisons sauvages ou Infranoir, sans doute, qui m’ont marqué profondément; j’ai longuement médité, dans Strates — anthologie réunie par son ami Bernard Noël, dont on lira des poèmes plus loin —, de larges extraits d’une œuvre qui avait déjà atteint sa pleine maturité; j’ai vécu pendant des mois sous le choc de La dérive et la chute, roman majeur qui trouvera un écho dans cet autre grand récit qu’est Orf Effendi, chroniqueur, dont on n’a pas encore saisi toute la portée; et j’ai été comme plusieurs ébloui par les métamorphoses récentes du poète et prosateur en Emmanuel Kraxi et David Kurzy, ces Marcel Bélanger à la énième puissance, dont on n’a pas fini de découvrir l’écriture et la pensée, si uniques et courageuses dans le défi qu’elles lancent à la mort en chaque vers et en chaque phrase, comme dans L’état de traces : « de plus loin que les caravanes / un bleu le traverse flottant mort / au milieu de l’indifférence »; je voudrais donc que ce bleu, celui de la parole la plus nue, nous traverse à notre tour pour nous sortir de notre mort, de notre indifférence, qu’il nous garde à jamais éveillés dans cette étrange lumière que les poèmes les plus sombres d’un homme qui a traversé tous les déserts à une grande distance des caravanes humaines laissent entrevoir dès lors qu’on y attache son regard et sa pensée, dès qu’on accueille leur résonance dans sa mémoire et dans ses rêves, dès qu’on leur donne un véritable avenir, où leurs mots les plus drus trouvent un écho qui en adoucissent à jamais le sens et la musique, dès qu’on accompagne jusqu’aux déchirements de l’éclair les fuites et les dérives où sa parole l’entraîne, dès qu’on le suit en pensée jusqu’aux dernières extrémités que le poème ne cesse de dépasser dans ses foudroiements les plus éclatants :

disparaître en miettes
dans le disparate
par le furtif
          et le fugace
selon des lignes de foudre

– Pierre Ouellet