APPRIVOISER L’ABSENCE
En plongeant dans les textes de ce numéro 171, on observe différentes déclinaisons du mot désir onduler comme un ressac. La volonté de reconstruire des images perdues, de faire vivre en soi une réalité lointaine qui torture ou de capturer une essence qui nous échappe, convie la personne qui lit à méditer sur sa propre relation au désir, à la création, à ce qu’elle souhaite ressusciter pour apprivoiser l’absence des choses qui nous quittent.
Dans la pièce Nucléaire, Marianne Goulet, la lauréate de l’édition 2024 du prix Jacques-Crête, ressuscite son héroïne en mettant la parole de cette dernière en relation avec celle de son frère qui tente de résoudre le mystère de sa disparition dans les romans qu’il trouve chez elle. Comme s’il cherchait à la reconstituer, ou peut-être à la rencontrer à travers la littérature.
Avec la poésie d’Ann-Marie Morin, Benjamin Fournier, Chloé Chartrand et Marianne V, le désir s’assombrit. Il se manifeste dans l’obsession de ressentir les horreurs vécues ailleurs sur la planète, ou à travers les bouleversements géologiques de l’amour. Il se déploie dans le désir d’une mère de retrouver sa fille et dans l’irrépressible envie d’appartenance qui nous isole sur le Web, et nous fait graduellement sombrer dans la paranoïa.
Dans La réplique de Soledad Lida, un journaliste tente de retenir les souvenirs de sa vie d’avant qui se dissolvent peu à peu. L’acte de mémoire devient un geste de création où le passé se recompose en s’altérant doucement. Avec Au-delà de ce cabinet de Thomas Louis, c’est la présence d’une psychanalyste décédée qu’on cherche à tout prix à conserver. Dans Paradisières, Anna Payant nous décrit la grand-mère de la narratrice qui, dans sa liberté, incite sa petite-fille à s’abandonner à la vie et à s’autoriser l’amour et le désir. L’envie de retenir le flot du temps par la littérature coule naturellement vers Jacques Rancourt qui nous invite à tenter nous-mêmes l’expérience à travers L’écriture du haïku. Une occasion précieuse d’approfondir les particularismes de ce geste d’immortalisation de l’instant.
Ce numéro 171 propose une nouvelle suite ancrée dans un territoire. Présentée par Anne Brigitte Renaud et France Mongeau, et regroupant les textes d’Étienne Beaulieu, Patrick Nicol, Bruno Lemieux, Jean-François Létourneau, Nathalie Plaat, Vanessa Courville et Louise Marois, la Suite estrienne décrit des paysages passés et présents, panoramiques ou intérieurs.
Le travail photographique de René Bolduc, artiste de l’Estrie dont l’oeuvre se déploie dans un rapport constant au temps et au territoire, traverse ce numéro. Il est introduit par l’historienne de l’art Sarah Boucher et semble parfaitement s’accorder à cette notion de désir qui parcourt nos pages. Bolduc capture désertion et négligence. Ses images sont les « chroniqueurs silencieux portant des histoires mystérieusement suspendues, des moments récents ou lointains, jadis animés qui ont été interrompus ». À l’instar des différents récits de ce numéro, elles cultivent un désir de contenir un passé évaporé dans un présent insaisissable. Un acte de résistance. Défier les lois du temps. S’extraire d’un flux inévitable, espérant peut-être en arriver enfin à apprivoiser la perspective de sa propre absence.
Notre écrivaine en résidence, Élise Turcotte, poursuit l’exploration du lieu de la création en cherchant à capturer un instant de ces objets qui révèlent le monde : « J’aimerais retrouver l’enchevêtrement de branches sur le terrain de la grange où j’ai écrit il y a quelques étés. Il en disait plus sur mon désir que n’importe quelle phrase. » D’un même élan, elle s’inquiète des choses qui périssent et qu’elle n’aura jamais pu décrire. Devant l’extinction de masse en cours, des espèces jamais racontées, jamais éternisées par la littérature, vont s’évaporer. Elle termine avec cette question obsédante : « Est-il trop tard pour écrire une ode à la vie ? »
Avec ce numéro, Élise Turcotte signe son dernier texte comme auteure en résidence. Nous la remercions vivement de nous avoir donné accès à son monde d’images et d’obsessions vives. C’est la romancière Monique Proulx qui prendra la relève. Nous lui souhaitons d’avance la bienvenue dans nos pages.
Bonne lecture,
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François Édouard Bernier, au nom du comité de rédaction composé de Frédérique Bernier, Micheline Cambron, Gérald Gaudet, Marie-Ève Leclerc-Parker et France Mongeau.