Écrire. Lire. Créer des liens.
Une revue a toujours à voir avec des communautés mises en tension. En ces temps cruels, comment s’étonner que la question du lien social soit au cœur des textes de ce numéro ?
Le second texte de notre auteure en résidence, Lise Vaillancourt, donne le « la », en quelque sorte : le deuil du « soi » ferait entrevoir celui de la commu-nauté. Kevin Lambert se demande : « Peut-on former communauté en littérature ? », et « refuse (…) un deuil de la communauté ». Le « je » des « Chants du jardin » d’Hugues Corriveau raconte un désir de survivance du « soi » qui se réalise dans le devenir entraperçu des « os que je plante » et des gestes refaits. Le temps est un espace habité par le texte.
Le soi se manifeste aussi dans le temps. « Le tailleur » de Marc-André Lavoie montre comment « Un travail de soi cherche à s’accomplir », dans le présent de la fascination, par l’entaille, la découpe, le creusement, dans le vif à même la chair, le papier, la « pâte-mots ». Laurence Bertrand, évadée du présent, inscrit son poème dans un temps révolu, celui du « Sept juillet deux mille sept », de l’enfance et de l’accompagnement de l’autre dans la mort, « sous le lit / nous rejoindrions ses monstres / ils réapprendraient à mourir en chœur ». Dans « Souvenir du futur », Françoise Roy, décline un autre temps encore, celui dans lequel le passé prend sens dans le futur du soi, dans des rencontres sans présent, entre amour et brouillard.
Au théâtre, les jeux sur le temps se doublent de jeux d’espace. « Frais virés » (Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent) place le spectateur à la jonction improbable de plusieurs lieux et de plusieurs temps : des voix mal accordées filent un lien auquel les mots font défaut mais qui se vit dans le silence. « L’automne des meurtres », de Benjamin Pradet, met en scène des liens qui surgissent là où on les attend le moins : entre prédateur et victime, entre le lecteur des bruits sociaux et l’icône créé par ce bruissement. Les liens sont là, créés et déchirés par les mots. Enfin, l’anecdote absurde de « Pop-corn », de David Paquet, met en scène une mère et son fils, Benoît, dont la relation asymétrique mais forte démonte par contraste le délitement des liens sociaux dans lesquels ils sont enfermés.
Les récits de notre numéro 161 thématisent eux aussi ce qui déborde du « soi » pour faire communauté, mais cette dernière se révèle détraquée (Thomas Desaulniers-Brousseau), condamnée à une nostalgie réactivée au fil d’une conversation fortuite (Binéka Danielle Lissouba), multipliée, dispersée, démantibulée en les innombrables aspects que fait miroiter un soi multiforme : « Je ne suis ni double / Ni aucune » (Oumy Aubert Sow). En somme, malgré tout, malgré elle, l’écriture fabrique autant la solitude que le lien. L’écrivaine solitaire du récit/essai/poème de Claudine Potvin « Atelier d’écriture : l’art d’écrire une nouvelle », en fait l’expérience : « demain elle écrira les noms de sa fille Geneviève et de sa grand-mère Guylaine ». Elle écrit, assigne une place aux autres personnages, les mots sont « tels des amants un peu fatigués de se tenir debout des mouches collées au ruban gommé » Elle écrit avec tout l’alphabet, toute la bibliothèque, tous les dictionnaires, elle écrit « comme dans la fabrication lente, minutieuse, d’un palimpseste » (Michel van Schendel).
Enfin, rassemblée par Danielle Fournier, la « Suite trifluvienne » ouvre sur un monde à la fois proche et lointain dans lequel cinq auteures, Denise Simone Côté, Ariane Gélinas, Renée Deslauriers, Isabelle Dumais et Louise Lacoursière, traversent le temps et l’espace, remuent des proximités, déjouent les attentes, dévoilent « une vie intermittente, épisodique qui est là, à la fois présente et absente ». « Elles surprennent, dérangent, débordent, font rêver d’une vie intérieure qui devrait prendre de plus en plus de place dans cette sale période qu’est la nôtre » (Danielle Fournier).
Le portfolio d’Henriette Valium ludique et violent, corps découpés, ouverts, morceaux de puzzle en à-plat, fait écho aux textes du numéro, appelant le spectateur à imaginer les totalités en lesquelles incruster les formes en attente d’une vaine refiguration.
Enfin, la revue rend hommage à Jean-Guy Pilon, décédé au moment ce numéro allait sous presse. Jean-Guy Pilon dirigea la revue de 1993 à 2000. Puisse son poème « Dernier regard » nous accompagner longtemps.
Bonne lecture.
– Micheline Cambron
Au nom du comité de rédaction, composé de Dany Boudreault, Danielle Fournier, Virginie Fournier, Gérald Gaudet, Gabrielle Huot-Foch et Rachel LaRoche.